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Version 1.1, Aout 1999

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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------

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<IDENT ren9398>
<IDENT_AUTEURS renardj>
<IDENT_COPISTES swaelensg>
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<VERSION 2>
<DROITS 0>
<TITRE Journal de Jules Renard 1893-1898>
<GENRE prose>
<AUTEUR Jules Renard>

<NOTESPROD >

Jules Renard (1864-1910), membre de l'Académie Goncourt, auteur de romans (Ragotte), de nouvelles (Histoires naturelles) et de pièces de théâtre (Poil de Carotte, Le Pain de ménage), est particulièrement connu pour son « Journal », reflet de la vie littéraire et sociale de son époque.

Jules Renard (1864-1910), member of the Académie Goncourt, novelist (Ragotte), author of short stories (Histoires Naturelles) et playwright (Poil de Carotte, Le Pain de ménage). His best known work is his "Journal" which reflects turn-of-the-century French literary and social life.

</NOTESPROD >
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------

------------------------- DEBUT DU FICHIER ren93982 --------------------------------


--- 1893 ---

5 janvier.

Ses gestes surtout le distinguaient. Il prenait des mots à même sa bouche et, les enlevant, les faisait miroiter un moment entre ses doigts, comme des bagues.

7 janvier.

Docquois me dit :

-- Ce que vous faites, ce sont des feuilles qui tombent d'un arbre. Ceux qui ne comprennent pas se demandent où est l'arbre.

Lire toujours plus haut que ce qu'on écrit.

Le sourire est le commencement de la grimace.

11 janvier.

La volupté du mensonge.

Quand il fait l'éloge de quelqu'un, il lui semble qu'il se dénigre un peu.

Il s'endettait, dans la mesure de ses ressources.

Dévisager les gens pour se faire l'oeil.

16 janvier.

Il ne recevait que des critiques et disait à chacun d'eux : « Vous seul me comprenez. »

-- Et comment va madame ?

-- Mais je vous remercie : elle va très bien... Ah ! qu'est-ce que je dis là ! Elle est morte.

On pouvait voir à travers sa barbe combien il eût été laid sans barbe.

22 janvier.

Garde-toi de sourire quand un marchand de papier, avec lequel tu fais affaire, risque un mot d'esprit, sur la poésie.

Il s'amusait pour se considérer, à rechercher les tares, les maladies, les soucis des gens riches.

Un écrivain très connu l'année dernière.

Quand il a fait une belle phrase, c'est un pêcheur qui vient de prendre un poisson.

Le peintre qui s'apprête à peindre le soleil fait des théories, et, quand il veut commencer, le soleil n'est plus là.

Couple assorti : ils riment bien, tous les deux.

Mais, au bouillon Duval, quelqu'un lui demandant carte « après lui », il salua, sourit et dit :

-- Mais comment donc, monsieur ! C'est un très grand honneur pour moi.

Les journalistes, vous savez, ces messieurs qui écrivent, pour avoir des passes sur les chemins de fer.

-- Double bonheur ! dit-il, j'ai reçu une bonne nouvelle, et j'ai fait pleurer quelqu'un.

Pierre se baignant :

-- Papa, on dirait que c'est une robe qui est dans l'eau : ça empêche de marcher.

D'un monsieur qui a chaud, il dit qu'il a du beurre sur le front.

Sera-ce un roman ou une cuvette ? Je compte sur un gros succès, sur une vente de plusieurs douzaines. Je tâcherai d'y mettre de l'herbe, beaucoup d'herbe. Assez mangé de psychologie ! Je ne vous parle pas de théâtre. Il ne faut parler d'une pièce de théâtre que lorsqu'elle a rapporté 100 000 francs.

La nostalgie des pays labourés.

Contes de l'âne gris.

Fantec appelle l'aiguillon d'une guêpe sa petite épingle.

Tout le temps qu'il écrivit son livre, il eut les yeux injectés de sang.

Dame, oui ! Avec des concessions, je fais tout ce que je veux de ma bourgeoise.

Des souvenirs d'enfance dessinés comme avec une allumette.

Il était heureux et, chaque fois qu'il respirait, le bord de la table et le bord de son ventre se touchaient.

Que deviendra Poil de Carotte ? Un être bon jusqu'à paraître bête. Il sera bon papa, bon mari. Il n'aura pas la cruauté de pêcher ni de chasser. En mangeant bien, il songera à ceux qui ne mangent pas. Il donnera un sou aux pauvres. Je vous dis qu'il sera bête. C'est si difficile de savoir ce qu'on aime !

Promets-moi une chose ! Promets-moi que, si plus tard tu te remaries, tu feras ton mari cocu.

Un vieux professeur maigre qui avait l'air d'un serpent à lunettes.

Douleur endormie qui ronfle.

Des pommettes d'api.

Banville se bouchant l'oeil chez Buloz pour tâcher de prendre l'esprit de la maison.

Au moment où nous les débinions, les B... arrivent avec une bourriche.

Ah ! les braves gens !

Vous vous préoccupez d'être relus ? Tâchez donc, d'abord, d'être lus.

Ce portrait extraordinaire : on dirait qu'il ne va pas parler.

Par ordre de mérite alphabétique.

Verlaine attaqué par une bête dans la Forêt-Noire : il a reconnu Rimbaud. Et, si ce n'était pas la Forêt-Noire, elle était peut-être plus noire qu'elle.

L'homme distrait. Il ne s'aperçut qu'il brûlait que lorsqu'il eut poussé un grand cri de douleur.

J'ai envie de casser la faïence de la tête de chien qu'il fait.

L'un :

-- Je me vends, donc j'ai du talent.

L'autre :

-- Je ne me vends pas, donc, j'ai du talent.

Les deux amoureux. Ils sont séparés par la route, et marchent chacun le long d'un fossé.

24 janvier.

Écrire sur un ami, c'est se fâcher avec lui.

IL s'apprêtait à dire : « Je viens de la part de Monsieur Un tel », mais il vit une mine si rébarbative qu'avant d'être assis, il se releva, se couvrit et dit, tournant le dos :

-- Je m'en vais de la part de Monsieur Un tel.

L'assassin se lava les mains et fit des bulles de savon.

Le pays du rêve où l'on plaindrait les gens heureux

Toute sa vie il fut assis sur un strapontin.

Le monde m'a blessé la vue, et je vais devenir aveugle

Le grincheux :

-- Votre couvert est toujours mis.

-- J'aime mieux que vous me fixiez un soir, tenez ce soir, si vous voulez.

Les vrais amis. Ils se faisaient des confidences, les pieds gelés, sous un bec de gaz.

Comme des confetti, les étincelles jaillissaient du tuyau. Le premier monsieur dit :

-- On a dû prévenir.

Le second :

-- Ce monsieur-là a dû prévenir.

Et ainsi de suite, jusqu'à ce que la maison fût toute brûlée, avec les pompiers qu'on croyait dedans.

Et, s'étant coupée, et ayant sucé le sang de sa blessure elle s'empoisonna.

-- Une bonne femme, dit Léon parlant de sa femme. Elle ne bouge pas. Il n'y a qu'à la fin qu'elle remue.

Barrès ami des chiens, ennemi des lois et des usages, ce qui est plus grave.

25 janvier.

Ma plume fait un bruit comme une oie qui mange

Claudel, l'antifigariste génial.

Il avait une soeur insupportable, qui lui écrivait sans cesse :

-- Je suis fière de toi. On dit que je te ressemble.

Anatole voit un objet et demande au marchand qu'il ne connaît pas :

-- Combien ?

-- Pour vous, monsieur, ce sera quinze francs.

-- Comment, pour moi ? Qu'est-ce que c'est que ces familiarités-là ? Voici vingt francs. Je ne vous donnerai pas un sou de moins.

Papa Bulot.

Quand elle se présenta, la servante ne vit que son dos. Il était enfoui dans la cheminée, un foulard noué autour de la tête.

-- Je vas arroser avec un peu d'eau, dit-elle.

-- De l'eau ? Pour quoi faire ? On arrose avec ça !

Et, sans se détourner, il jeta en éventail, derrière lui sur le sol battu, ce qu'il avait pissé dans son pot de chambre.

-- Faut-il pas, d'abord, que je balaie un peu ?

-- Pour quoi faire ? dit Bulot sans détourner la tête. Tu n'es pas au château, ici.

-- Tout de même, il y a de la poussière, et du fumier que vous avez apporté de la rue avec vos sabots.

-- Balaye si ça te plaît, dit-il. Moins on nettoie l'auge des cochons, plus ils engraissent.

Il rentra dans la nuit des suies.

Paralysé des cuisses, il avait son pot de chambre près de lui. Sa chaise levait les deux pieds de derrière.

Le premier jour, elle demanda :

-- Qu'est-ce que je vas donc vous faire cuire pour votre goûter ?

-- Une soupe aux pommes de terre.

Le lendemain, elle demanda :

-- Qu'est-ce que je vas donc vous faire cuire ?

-- Une soupe aux pommes de terre, je te l'ai déjà dit.

Le troisième jour, elle demanda et il répondit la même chose.

Alors, elle comprit, et elle lui fit désormais, chaque jour, de son propre mouvement, sa soupe aux pommes de terre.

27 janvier.

Il n'est pas plus difficile à un gros homme d'avoir de pensées délicates qu'à une grosse main d'avoir une fine écriture.

-- Vous êtes trop aimable.

-- Zut ! Le suis-je encore trop ?

-- Oui, dit-elle, j'y songe souvent. J'ai toujours prié Dieu, mais avec la même prière. Je lui demandais mon pain quotidien : il me le donnait. Mais je ne lui demandais pas de nous faire bien vendre notre vache, et je l'ai vendue pour rien. Ce doit être « de » notre faute.

Elle répéta :

-- Oui ! Ce doit être « de » notre faute. Je prie de tout mon coeur, mais je m'explique mal, et il ne me comprend pas.

Tu m'agaces comme si tu mangeais une pomme verte.

29 janvier.

Hier, chez Léon Daudet. Barrès :

-- C'est ce qui fait ma force. A vous, Schwob, je peux dire que ce dernier mois, vous avez été préoccupé par Wyzewa et Mirbeau. Je peux dire que France vous a d'abord charmé, étonné, et que maintenant vous commencez d'en avoir assez. Je sais, d'autre part, que si France et Renard se rencontraient, ils n'auraient rien à se dire. C'est ce qui fait ma force.

-- En France, dit Léon Daudet, dans ce pays de centralisation, on peut tout faire. Moi, je me charge de tout faire...Avec quatre hommes, je m'empare du gouvernement. Les obstacles, on les méprise. On casse des têtes, mais les têtes sont les oeufs.

Barrès :

-- J'évolue. Je suis fatigué d'idées générales, et je voudrais faire du théâtre sous une forme concrète

Léon Daudet, une jolie intelligence qui se retient à chaque instant, de sauter par la fenêtre :

-- Ça ressemble au Boeuf à la mode.

Barrès :

-- Qu'est-ce que vous avez contre le Boeuf à la mode? Vous m'inquiétez. J'y suis peut-être allé.

Léon Daudet :

-- Je donnerais tout Flaubert pour deux sous.

-- Je trouve Tribulat Bonhomet, et même tout Villiers stupide, dit Schwob.

-- C'est extraordinaire. C'est le chef-d'oeuvre des chefs-d'oeuvre !

Aujourd'hui on ne sait plus parler, parce qu'on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d'arriver avant la réponse, on n'arrive jamais. On peut dire n'importe quoi n'importe comment : c'est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu'elle pousse.

Elle rencontra dans l'escalier un chien qui avait l'air terrible Elle baissa les yeux. Le chien baissa la gueule et passa.

Conseils à Pierre. Quand tu auras dit superbement d'un monsieur que tu ne lui parles pas, que tu ne lui tends pas la main, qu'il n'existe pas pour toi, ajoute au moins que c'est réciproque.

Hier, on parlait de singes si intelligents qu'ils peuvent servir à table. Aussitôt les domestiques cravatés de blanc dressèrent l'oreille et firent un nez entre leurs honorables côtelettes, flairant la concurrence.

1er février.

Pierre et Paul.

Bien qu'il ait déjà des élèves, on ne saurait appeler Jules Renard « cher Maître ». Il est trop jeune. Né le 22 février 1864, il a fait ses études dans plusieurs lycées dont il a oublié jusqu'aux noms.

Ses projets ? Il n'en a pas, opportuniste en littérature.

Ses procédés de travail ? Chaque matin il se met à table et attend que ça vienne. Il prétend que ça vient toujours.

Les uns disent : « C'est un coeur sec », d'autres : « C'est un sensible qui s'efforce de paraître cruel », d'autres : « Je le connais, moi : il est bon », d'autres : « Quel misérable ! Ah ! Je ne le croyais pas comme ça ! »

La vie l'amuse le matin, l'ennuie le soir.

Tout le monde en ferait autant.
Il fut applaudi comme poëte par Charles Cros.

Un monsieur, « fervent admirateur », me demande si je ne suis pas l'auteur de l'Épouvantail. Mon étonnement.

-- Oui, dit-il. C'est un pauvre qui vole les habits d'un épouvantail, et soudain, pris de scrupule, lui met ses propres habits.

Allier la plus plate réalité à la plus folle fantaisie.

Il eut un duel avec Mendès pour entrer à L'Écho de Paris.

3 février.

Il dit toujours oui et fait toujours non.

13 février.

A Genève. Pissoires : défense de s'arrêter ici.

Ernest Tissot a la voix double.

Un ministre à Taine : « S'il fait froid ici, c'est à cause des ultramontains. »

Un autre monta sur une chaise et se mit à chanter une chanson badoise.

Édouard Rod est le grand homme. On le dit : il le joue. Après le dîner, il nous demanda la permission de nous faire une lecture, et, avant sa lecture, il nous dit quelques mots qui ressemblaient fort à un morceau de conférence. Il a le cou très court et incline sa tête en arrière. Il a les cheveux rejetés, et il aime fort un portrait où il ressemble à Zola. Il voudrait bien se vendre à cent mille.

-- Mettons dix mille.

Duchosal, une sorte de Scarron haineux qui fait des vers suaves.

J'aime Maupassant parce qu'il me semble écrire pour moi, non pour lui. Rarement il se confesse. Il ne dit point : « Voici mon coeur », ni : « La vérité sort de mon puits. » Ses livres amusent ou ennuient. On les ferme sans se demander avec angoisse : « Est-ce du grand, du moyen, du petit art ? » Les esthètes orageux, prompts à s'exciter, dédaignent son nom, qui ne « rend rien ».

Il se peut que, Maupassant une fois lu tout entier, on ne le relise pas.

Mais ceux qui veulent être relus ne seront pas lus.

18 février.

Je ne tiens pas tant que ça au bonheur.

20 février.

Il faut, pour soutenir une conversation en société, savoir une foule de choses inutiles. Il faut se tenir au courant. Je ne sais pas courir. Reste donc chez toi.

Refuser de prêter à quelqu'un, et lui dire : « Je suis désolé, mon cher ami. Ah ! vous me mettez dans un état !... J'ai passé une bien mauvaise nuit ! Je vous en veux de bouleverser ainsi ma conscience. »

Tristan Bernard me dit que j'ai beaucoup de Dickens. Encore un qu'il va falloir lire parce que je lui ressemble. S'il est aussi ennuyeux que les autres !

21 février.

Il commençait par tutoyer les gens, les jugeant tous de mince importance, et, quand il les connaissait, qu'il pouvait les estimer, soudain grave, il leur disait « vous ».

1er mars.

Il y a une mesure pour tout : dès qu'on en sort, on la dépasse.

4 mars.

Elle fourbit ses enfants.

Je promets rarement, mais
Quand je promets je ne tiens jamais.


10 mars.

Les gros vers de Guy de Maupassant.

11 mars

Forain quête comme un chien dans la foule. Il regarde un homme, une femme, et dit : « Oh ! la belle putain !... Tiens, celui-là qui fume... » Il leur rit à la face, et il ne craint pas les aventures. D'ailleurs, il ne lui arrive jamais rien.

Il appelle Poil de Carotte « Poil de Brique ».

13 mars.

Vu Maeterlinck montré sur le boulevard par Camille Mauclair. Un ouvrier belge qui s'est acheté un chapeau trop petit et des culottes trop larges. Le génial Claudel reste un moment découvert. Quand on lui présente quelqu'un, Maeterlinck a soudain un agrandissement d'yeux et un balancement du corps qui sans doute signifient : « Ah ! chouette ! »

16 mars.

Nulla dies sine linea. Et il écrivait une ligne par jour, pas plus.

Mais pourquoi Claudel écrit-il d'une façon Tête d'Or, La Ville, et d'une autre ses compositions pour obtenir le poste de vice-consul à New York ? L'artiste doit être le même quand il prie et quand il mange.

17 mars.

Claudel parle comme la machine à parler de Schwob. Ses lèvres se soulèvent comme de lourdes tentures à de violents courants d'air. Il parle avec un système de ; palettes.

La gloire, c'est d'abord une belle plage. On se roule dans son sable fin, puis, bientôt, on sent une odeur mauvaise, celle des poissons que les femmes viennent vider sur le bord.

Surmenons-nous, surmenons-nous pour vivre vite et mourir plus tôt.

21 mars.

Il ne tient pas à son argent, il ne tient qu'à l'argent des autres.

24 mars.

Il portait sa couronne de lauriers sur l'oreille.

27 mars.

Des yeux bien fendus qu'on aurait plaisir à enlever avec un tournevis.

Ils ne me lisaient pas tous, mais tous étaient frappés.

La haine soutenant mieux que l'amitié, si l'on pouvait haïr ses amis on leur serait plus utile.

Vraiment, je ne pourrais avaler votre livre que si toutes ses lettres étaient en pâtes d'Italie.

Il n'était tantôt méchant et tantôt bon que pour le plaisir de l'être.

Ce matin, je suis allé voir Papon qui fauchait sa luzerne. Jamais il ne se dérange de travailler quand il me voit. Il a près de soixante-dix ans.

-- Allez ! dit-il. Si j'étais tant seulement bien nourri, j'irais encore loin.

Il s'arrêta de faucher, prit par terre, sous sa blouse, une bouteille d'eau, but à même, et dit :

-- Avec un litre de vin de temps en temps, je vous garantis que je ne crèverais pas facilement.

La belle affaire, Papon !

Et moi, parce que j'ai un peu d'argent, que je lis beaucoup de livres et que, même, j'écris, parce que je me lave et que, le soir, je regarde les étoiles du ciel, j'ai pitié de cet homme qui me croit supérieur. Ah ! je ne vaux ni mieux ni moins que lui.

C'est surtout le dimanche que Léon et sa femme s'aiment. En semaine, ils n'ont guère le temps. Le dimanche, après la messe, ils déjeunent vite, se couchent, ne se relèvent que pour aller aux vêpres. Puis ils se couchent encore jusqu'au lendemain matin quatre heures. Ils se séparent alors, retournant, lui à ses bêtes, elle à ses pots.

Il faut aimer la nature et les hommes malgré la boue.

28 mars.

Quand un ami de collège vient taper sur le ventre de Barrès et lui dire : « Te rappelles-tu ? » Barrès répond :

-- Oui, oui ! Nous nous sommes rencontrés sur le trottoir.

A propos de L'Ennemi des Lois, Valentin Simond ayant demandé à Barrès ce qu'il voulait :

-- Oh ! dit-il, je n'entends rien aux questions d'argent. Vous me donnerez ce que vous donnez à Anatole France et nous n'en parlerons plus.

-- Mais, Maurice, cette histoire que tu racontes n'est pas de toi !

-- Oh ! ma chère, répond Barrès à sa femme, quand je trouve une histoire amusante, je serais bien sot de ne pas me l'approprier.

-- Vous êtes, parmi les jeunes, le plus fort analyste, me dit Léon Daudet. Goncourt me disait : « On ne peut pas aller plus loin. » Vous prenez l'amour, et vous dites :
« Tenez ! Voilà comment ça se passe. Je vais vous montrer. » Vous devez aimer Taine.

-- Pas du tout ! dis-je. Il m'est aussi indifférent que Zola.

-- Enfin, vous êtes très sûr de vous. Vous avez une méthode infaillible, et vous vous appliquerez constamment à décortiquer l'univers.

-- Je suis un inquiet, dis-je, un troublé, et, si je savais ce que je dois faire demain, je chercherais tout de suite autre chose.

-- Le goût est tout en art, qui nous retient d'écrire une chose moins bien que telle autre.

30 mars.

Il faudrait faire du théâtre satirique avec la netteté d'un Beaumarchais et l'abondance d'un Rabelais.

Il y a des gens qui, toute leur vie, se contentent de dire : « Évidemment ! Parfaitement ! C'est horrible, admirable, extravagant, bien curieux. » Par eux-mêmes ils n'ont aucune valeur, mais ils sont d'un grand secours à autrui : ils lui servent de verbes auxiliaires.

-- Votre santé est bonne ?

-- Je ne sais pas. Attendez ! J'ai mon thermomètre sous le bras : nous allons voir ça.

Mon ami ne me sert qu'à embêter ceux de mes ennemis qui sont ses amis.

1er avril.

Le monsieur qui cherche toujours son porte-monnaie trop tard, et qui dit :

-- C'est vilain, de me prendre ainsi en traître !

Comprendre tout, c'est n'égaler rien.

Quand enfin, au moyen d'une bonne lunette, on aura vu les habitants de la lune, on cherchera à les entendre.

Il se promène dans le monde avec son air de « mortellement frappé ».

L'opération du décollage en amour, où les lèvres se soulèvent de la peau, difficilement, comme les timbres-poste des vieilles enveloppes. Les baisers ont laissé une pâte.

Toute sa vie il eut l'esprit gros, mais il n'en naquit jamais rien.

Éloi dit au soleil ;

-- Va ! Enflamme-toi, brille toujours ! Tu n'as que l'air de monter : tu ne bouges pas, et, de nous deux, c'est moi qui me lève.

5 avril.

C'est un auteur, celui-là, n'est-ce pas ? J'ai vu ça à sa tête.

A Genève. Schwob et moi, nous avions l'air d'être venus passer notre bachot en province.

Liste Capus. Vingt livres à emporter dans une île déserte :

1. Candide. 2. Molière : Mariage forcé. 1/4 grosses farces. 3. Le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro. 4. Robinson Crusoé. 5. Gulliver . 6. Histoire universelle, de Bossuet 7. Les Brigands, de Schiller. 8. Falstaff. 9. Madame Bovary. 10. Eugénie Grandet. Un ménage de garçon. 11. Musset. 12. Légende des siècles. 13. Précis d'histoire contemporaine, de Michelet. 14. Un volume de Dumas. 15. Un volume de Labiche, un d'Augier. 16. Traduction de L'Ecclésiaste, de Renan. 17. Un volume de Jules Verne. 18. Origine des espèces. 19. (pas lu, pour la surprise). 20. Les Fables de La Fontaine.

Dans son enfant de quatre ans il sentait déjà un ennemi.

-- Voulez-vous un cigare ? -- Non.

-- Vous n'avez pas de défauts.

-- Si.

Il raconte une histoire de lièvre

-- Pourquoi faites-vous signe que non ?

-- Pourquoi faites-vous signe que oui ?

-- Pourquoi tournez-vous la tête ? Par sensibilité ?

-- Mais laissez donc votre tête tranquille !

-- Si vous croyez que c'est agréable de recevoir dans le nez la fumée de votre cigare !... Je fais mon possible pour l'éviter.

La politesse exige que deux personnes qui se croisent lèvent ensemble leurs parapluies et s'accrochent.

18 avril.

-- Comment trouvez-vous Peints par eux-mêmes?

-- J'aime mieux Les Liaisons dangereuses, dit Schwob.

-- Mais vous avez écrit une belle lettre à Paul Hervieu.

-- Oui.

-- Alors, dis-je, ce que vous avez écrit, et rien...

-- Ça dépend.

-- Oui ! On ne sait jamais.

Je sais bien que je ne suis qu'une bourgeoise, mais les bourgeoises ont du bon.

20 avril.

L'humide fraîcheur qui se répand par nos membres a une violente surprise, comme si tout notre sang prenait un bain froid.

La critique tombe, tout simplement parce qu'on ne veut plus parler des autres.

C'est aujourd'hui la mode, en conversation, de terminer tout portrait au crayon noir par :

-- D'ailleurs, il est bien gentil.

24 avril

Un frisson agite les petites feuilles de son âme.

Monter au ciel par une corde de pendu.

Le hasard ne veut pas jouer avec moi.

25 avril.

Titre de livre : Grandeur et décadence d'un ami.

-- Tu fais un roman. Quel est le sujet ?

Bosdeveix :

-- C'est un homme qui...

-- Oui, je vois ça de loin, dit d'Esparbès.

Bosdeveix :

-- Ça se passe à la frontière...

-- Chic, alors ! Parce que, tu sais, moi, mon vieux, tout ce qui passe sur la frontière... Mais, ce qui passe en France, je m'en fous. Moi, je ne suis pas intelligent. J'aime mieux avouer à Barrès que je n'ai pas lu ses livres que de lui dire des bêtises. Des fois, je dis à ma femme : « Hein ? Crois-tu que nous n'avons pas encore eu les Renard à déjeuner ! »

Bosdeveix :

-- A la frontière du réel et de l'idéal.

J'ai perdu deux mois, février et mars. J'aurais peut-être fait un chef-d'oeuvre, le chef-d'oeuvre que je ne ferai jamais.

Il voulait faire des articles de combat, après lesquels le monde tout entier ne serait plus que du verre pilé.

Et, aussi, vous m'embêtez bien un peu, avec votre inconscient qui prend conscience !

26 avril.

Les faux naïfs. Vieux jeu, je le sais, mais beau jeu.

Capus nous raconte l'histoire d'un monsieur tellement saoul qu'il mettait ses bottines dans sa table de nuit et son pot de chambre à la porte de sa chambre d'hôtel, pour le faire cirer.

Plus on lit, et moins on imite.

27 avril.

Le père de d'Esparbès, qui avait été soldat sept ans, qui avait remplacé son frère, en reçut, quand il revint, ce remerciement :

-- As-tu faim ? Veux-tu déjeuner ?

Barrès, ou le plus obsédant sujet de conversation qui soit. On se demande s'il a du talent ou s'il n'en a pas, s'il est sincère ou s'il ne l'est pas, s'il aura de l'autorité ou s'il ne jouera aucun rôle, etc. C'est à inventer un système d'amendes.

28 avril.

Quand je veux être homme d'action, je lis la vie de Balzac, par Théophile Gautier. Ça me suffit. Pendant une heure, j'ai la fièvre, le désir des grandeurs. Je suis cheval rouge, et rien ne résistera à l'impétuosité de mon élan. Puis je me calme, je n'y pense plus, et j'ai été homme d'action autant qu'un autre.

Oui, je sais. Tous les grands hommes furent d'abord méconnus ; mais je ne suis pas un grand homme, et j'aimerais autant être connu tout de suite.

29 avril.

On ne devrait travailler que le soir quand on a pour soi l'excitation de toute la journée.

1er mai

Il se fait vieux, il a déjà la préoccupation de ressembler à Voltaire.

Raconter la première communion, le genou sur le banc, l'autre par terre, l'oubli des titres d'actes, la pensée toute au déjeuner et à la sortie du soir, et montrer que le mystère ne m'a rien fait. Seul, l'échange d'image a laissé un souvenir doux.

3 mai.

Tout glorieux de s'être mis le monde à dos, Poil de Carotte se sauve. Il quitte sa famille. Il arrive au bois, hésite, un peu effrayé devant cette masse ténébreuse qui lui cache le ciel, l'avenir.

-- Au moins, si je suis malheureux, dit-il, j'aurai fait mon malheur moi-même.

-- J'aime bien à vous voir, dis-je. Avec vous je sens qu'on n'a pas besoin de faire le fort.

Pottecher :

-- Ce que vous me dites est peut-être une grave injure, mais cela me fait plaisir.

L'oeil doux, la voix douce, la peau douce, se grattant les doigts, frottant sa bague, Veber, un jeune homme de dix-sept ans, nous comparait avec tranquillité le monde réel à l'irréel, et il nous semblait qu'il venait de quitter Platon qu'il eût rencontré aux arcades de l'Odéon en feuilletant des livres, et que le maître lui avait ensuite exposé, sous les marronniers du Luxembourg, ses dernières théories.

4 mai.

La nature m'émeut, parce que je n'ai pas peur d'avoir l'air bête quand je la regarde.

Et les heures où, se sentant un peu serin, on aime les oiseaux.

-- Monsieur, dit-il, si mon admiration vous paraît exubérante, c'est que je vous suppose déjà mort, et qu'ainsi, vainquant ma timidité, je vous parle à mon aise. Je regretterais plus tard de ne pas l'avoir fait.

Et la plume vite prise pour écrire à l'auteur d'un livre qui m'enthousiasme, et la plume vite tombée à la première lettre de « mon cher maître », parce qu'on n'ose pas, parce qu'on dédaigne, ou parce qu'on se dit : « A quoi bon ? »

5 mai.

Déjà, il se préoccupait de devenir un symbole.

9 mai.

Si l'on ne m'avait pas fait croire que j'étais un grand artiste, j'eusse fait de belles choses.

11 mai.

D'Esparbès nous disait l'autre jour :

-- J'ai fait deux lâchetés dans ma vie : j'ai dédié deux contes, l'un à Coppée, l'autre à Theuriet.

Or, ce matin, Coppée vient de payer royalement la première par un article de tête du Journal. Theuriet ne se fera pas attendre.

12 mai.

Bosdeveix nous invite à aller dans une campagne ou il y a tout ce qu'il faut pour jouer au bouchon.

Il prendra ma valise à la gare, et il connaît une vieille grange brûlée où il nous introduira. Entrez d'abord. On s'arrangera toujours.

Dis quelquefois la vérité, afin qu'on te croie quand tu mentiras.

Le monde n'a peut-être été créé que pour réaliser le mal. Si, au lieu de contrarier le mouvement, nous le suivions, on obtiendrait un bon résultat.

Pourquoi ferait-il le connaisseur ? Les tableaux n'ont jamais été pour lui que des images.

13 mai.

Je lui trouve une mine d'animal intelligent : il n'a en trop que la parole.

Parfois, déjà, il écoutait, sous sa tombe, les discours des « délégués » littéraires.

Mendès me raconte que Sarcey avoue avoir dit, dans une conférence en Belgique, à un public de jeunes filles et de leurs mères :

-- Le jeune homme la baisa...

Puis, se reprenant :

-- Je dois vous dire, mesdames, que le mot n'avait pas encore le sens qu'on lui prête aujourd'hui.

16 mai.

L'amusant, au théâtre, c'est de sortir aux entractes, de saluer, de serrer des mains, d'entendre des opinions et de s'en faire une moyenne, avec toutes les extrêmes, sans effort, sur la pièce.

Le genre est de s'aborder dans les couloirs en disant : « Etes-vous content ? Là, bien vrai ? » La réussite d'une pièce est comme celle d'une affaire de coeur.

-- Oh ! comme vous êtes belle !

-- Mais, ma chère, c'est ma vieille robe que j'ai traîné tout l'hiver !

19 mai.

Comme je venais de plaisanter un peu D'Esparbès, il me dit :

-- Pour moi, tu es le premier écrivain de l'époque

Tout de suite je le crus, et regrettai mes plaisanteries.

Des jeunes gens de vingt ans m'ont dit :

-- Vous êtes plus fort que La Fontaine.

Quand je répète cela, je dis :

-- Ils sont jeunes et candides, mais extraordinairement intelligents pour leur âge.

Comme Jules Huret faisait signe à Maeterlinck de venir s'asseoir à la terrasse de Tortoni, Scholl se leva et dit :

-- Je ne pourrais pas lui faire de compliments.

Il rentra dans l'intérieur du café.

L'esprit français reculait devant l'esprit belge.

Passer sa vie à se juger soi-même, c'est très amusant et, au fond, ce n'est pas bien malin.

20 mai.

Tous les partis qu'on rate sont « magnifiques ».

La plus extraordinaire femme qu'on ait jamais rencontrée est celle qu'on vient de quitter.

Il faut voyager pour agrandir la vie. Les plus hauts artistes, n'est-ce pas ? se trouvent dans le monde des commis-voyageurs.

24 mai.

Gandillot, un gros, siffle en parlant, dessine, et dit :

-- C'est étonnant, comme c'est difficile de dessiner quand on ne sait pas !

Il fait même un peu de peinture.

-- C'est rigolo, dit-il.

-- Que ma bonne aille où elle voudra, dit-il, encore, pourvu qu'elle ne m'emmène pas !

Il joue au jacquet et compte les points avec ses doigts, comme s'il trottait sur le tapis, comme s'il passait un ruisseau sur des pierres.

Vivre sa pauvre petite vie d'animal un peu privilégié.

25 mai.

Daudet me dit :

-- Vous avez fait d'étonnants progrès en langue française. Maintenant, chaque mot de vous est poinçonné.

Le fatigant supplice de dire non pendant une heure à un monsieur qui voudrait vous faire dire oui.

27 mai.

La gloire lui valut d'être quelquefois invité à dîner par des vieilles femmes, incapables même de devenir enceintes.

La tête de Bernard Lazare qui remue sans cesse comme un dos d'animal frileux.

-- Ce qu'on appelle le génie de Claudel, dit-il, n'est que de l'aphasie. Il profère avec force des sons dont quelques-uns sont justes, et les autres inintelligibles. Il emplit nos oreilles de vacarme qui, çà et là, a un sens. Un homme de génie doit savoir composer. Sinon, mieux vaut un homme de talent.

Comme exagération, ça n'est pas exagéré.

Il faudrait renaître une vie pour la peinture, une autre pour la musique, etc. En trois ou quatre cents ans, on pourrait peut-être se compléter.

31 mai.

Le socialisme au théâtre, c'est comme si l'on priait l'empereur d'Allemagne, afin qu'il nous rende l'Alsace, de vouloir bien assister à nos expériences de tir sur le champ de Vincennes.

Si le mot cul est dans une phrase, le public, fût-elle sublime, n'entendra que ce mot.

Que de gens, au sortir des Tisserands, ont dit : « Et maintenant, allons souper ! » Nous voulons que la misère des autres nous émeuve. C'est bon, ça fait du bien. On se sent meilleur, grandi, tout chose ; mais, de là à donner deux sous...

-- J'ai faim, dis-tu.

Moi, je n'ai pas faim, et ma vie ne vaut pas mieux que la tienne. Parce que tu as faim, tu te crois plus intéressant que moi, tu te vantes.

C'est par humilité que tu n'aimes pas les misérables. Tu ne t'abaisses pas jusqu'à eux, mais tu les grandis jusqu'à toi. Ensuite tu dis : « Nous sommes frères. » Mais le misérable pourrait te répondre :

-- Qu'y a-t-il de commun entre ma misère à moi et les quelques petites difficultés que tu rencontres dans la vie ? Tu t'ennuies un peu. Ta femme t'agace aujourd'hui. Le directeur de ton journal t'a croisé sans te sourire. Tu crois que tu souffres. Mais en vérité, qu'y a-t-il de commun entre toi et moi ?

9 juin.

C'est gentil, cette nuque découverte des femmes. Quelques-unes ont même de petits poils dessus.

10 juin.

C'était un peintre original qui, malgré ses succès, n'avait jamais voulu se faire payer sa peinture plus de 0 fr. 75 l'heure, prix que demande un bon ouvrier.

11 juin.

Celui-ci, chauve, parlait de se semer du blé sur la tête.

14 juin.

Il lui interdisait de mettre des rideaux aux fenêtres, afin qu'il pût voir sans cesse le beau rideau de son jardin.

L'inerte égoïsme qu'on appelle campagne.

Elle me fit expliquer ce que c'est qu'une étoile filante et comprit si bien que, le soir, venue la nuit, elle prit son panier et s'en alla par la campagne chercher des étoiles tombées.

En arriver à causer avec les gens et à prendre des notes pendant qu'ils parlent.

15 juin.

Il ne fut vraiment payé qu'à « l'article » de la mort.

Elle disait : « Je respecte les idées des autres. » Cependant, sans relâche, elle poussait ses idées, devant elle, chez les autres, comme les pions d'un jeu de dames.

Elle dit :

-- Chaque fois que j'éprouve une émotion, ça me gonfle, ça me gonfle ! Je crois que je vais m'envoler.

Elle dit :

-- Je regrette de ne pas savoir faire la poésie. Je sens bien, mais je ne peux pas rendre ce que je sens. Je trouve que la campagne, c'est plein de charme ; mais, si on regardait toujours les étoiles, le dîner ne serait jamais cuit. C'est joli, des plates-bandes de fleurs, mais un plant de salade qui vient bien, c'est utile, et, l'utile, voyez-vous, on ne peut pas s'en dispenser.

Il était si sale que, quand un chien le léchait, on pouvait penser que c'était pour le nettoyer.

Elle laisserait échapper un secret qu'elle n'a pas.

20 juin.

Heureux dans un coin pas plus grand qu'une étoile.

Et le ruisseau murmure sans cesse contre les cailloux qui voudraient l'empêcher de courir.

23 juin.

Ils prennent ma Lanterne sourde pour un travail de serrurerie.

Et la noire fille me dit :

-- J'aime le taureau qui frappe du pied la terre grillée.

29 juin.

Le vieux qui retrouve dans une armoire les jouets riches avec lesquels on n'a pas voulu qu'il s'amuse autrefois. Yeux tendres, sourire triste, il les regarde, et on les lui a tant défendus que, même à son âge, il n'ose encore pas y toucher.

1er juillet.

Bouderie : une grève de gamins.

2 juillet.

Un jeune homme que je ne nommerai pas, parce qu'il s'appelle Roguenant, me disait hier :

-- Je ne connais Virgile que par la traduction, mais, j'en suis sûr, vous lui ressemblez, et vous avez en vous quelque chose de grec.

Et il insistait de façon à me prouver qu'il ne se trompait pas.

3 juillet.

Contre la douceur, pas de résistance.

4 juillet.

François Coppée m'appelle son « cher enfant ». C'est très gentil de sa part, mais on a l'air de deux hommes saouls.

8 juillet.

De l'utilité des marées. La mer va d'un rivage à l'autre pour boucher les trous de sable que font les enfants sur la plage.

Elle jeta son bonnet par-dessus les vagues.

Sur une mer de cambouis, un ciel charbonneux, sale, indigne de la Providence.

13 juillet.

Victor Hugo seul a parlé : le reste des hommes balbutie. Quelques-uns peuvent lui ressembler par la barbe, la largeur du front, les cheveux indéracinables et casseurs de ciseaux, effroi des barbiers, et la préoccupation de jouer un rôle comme grand-père ou comme homme politique. Mais, si j'ouvre un livre de Victor Hugo, au hasard, car on ne saurait choisir, je ne sais plus. Il est alors une montagne, une mer, ce qu'on voudra, excepté quelque chose à quoi puissent se comparer les autres hommes.

Les petits jeux de la plage.

La mer étant haute, s'avancer sur le bord de la digue, braver la vague qui s'écrase contre les pierres et rejaillit en éclaboussures, se sauver en poussant de petits cris. Si l'on s'est fait un peu mouiller, C'est la gloire. Suivre de l'oeil, sans en avoir l'air, le manège d'un crabe qui s'enfouit dans le sable comme un enfant frileux se cache sous ses draps, puis dire d'un air dégagé :

-- Je parie qu'il y a un crabe là.

Étonnement sympathique des baigneurs qui accourent et font cercle.

Du bout de votre canne, vivement, vous déterrez le crabe et le faites sauter en l'air.

-- Vraiment, vous avez l'air d'un observateur, dit quelqu'un.

Ne répondez pas. Restez modeste.

Et si vous donnez deux sous à un pauvre pour son tabac (vieux loup de mer, 96 ans, Dieu sait ce qu'il fait), cachez-vous adroitement, afin qu'on vous voie bien.

14 juillet.

Location.

-- Mais votre maison n'est pas au bord de la mer !

-- Pas au bord de la mer ! Mais on la boirait d'ici !

-- Votre dernier prix, ma brave femme ?

-- Tenez, monsieur, regardez donc ces plats au bord de l'armoire.

15 juillet.

Fier d'avoir remarqué que, quand une femme pète, tout de suite après elle tousse.

17 juillet.

Et M. Vernet expliquait la mer :

-- Non, mes enfants. Quand cette plage-ci se découvre, l'autre ne se couvre pas ainsi que vous pourriez le croire. La mer se gonfle comme votre petit ventre si vous respirez fort, comme vos deux joues si vous imitez le phoque. Elle se soulève comme une soupe au lait. Elle monte vers la lune qui est au ciel, et vous avez la mer haute. Puis elle s'affaisse, s'accroupit, fait le chien couchant, se met en carboulot comme vous, dans vos draps, les nuits d'hiver. Et vous avez la mer basse.

Pourquoi cet air d'étrangère qui vous revient à chaque instant, femme que j'aime le plus ? J'ai envie de vous faire un grand salut et de vous demander : « Qui êtes-vous ? »

Comme deux bouillottes qui, contraintes de passer la journée côte à côte, se fâchent et se calment aux mêmes heures.

Le petit bonhomme auquel vous demandez : « Combien ce bouquet ? » et qui vous répond : « Cinq centimes » au lieu de « Un sou », est déjà pris de vanité littéraire.

Tourmenter une femme et lui dire :

-- J'avais ça sur le coeur. Ne valait-il pas mieux partager ma peine avec toi ?

-- Tu n'as pas besoin de pleurer.

-- Si, si ! J'en ai besoin.

-- Les larmes ne prouvent rien.

-- J'aime mieux que tu raisonnes tout seul, pendant que je pleurerai.

-- Tu es femme, donc tu ruses.

-- Non, je t'assure !

-- Alors, tu n'es pas femme, et c'est froissant pour moi.

Elles ont l'air, les baigneuses, de poser, à petits coups, culotte dans la vague.

Sa bouche n'était plus qu'une caverne où puaient des os rangés.

Va ! Vide un bon coup ton coeur où l'amour a déposé.

Imitez, imitez le plus servilement que vous pourrez : je relirai bien encore une fois Le Neveu de Rameau.

19 juillet.

Elle disait : « Il ne faut pas être grand clerc de notaire pour comprendre. »

20 juillet.

Quand la mer monte et couvre la plage, Pierre dit :

-- La mer m'a chipé ma place.

Incapable d'aller chez le dentiste, il serait monté sur la voiture d'un charlatan, et, entre la musique et la foule simiesque, bravement, il aurait ouvert la bouche.

22 juillet.

Une belle fille avec des membres considérables.

26 juillet.

Avec l'oeil désintéressé du lynx.

Son âme : une bulle d'air dans une boule de chair.

2 août.

Il me dit :

-- Ah ! monsieur, j'ai connu un homme rouge, rouge, presque aussi rouge que vous !

5 août.

Tristan Bernard suait en souriant. Des gouttes perlaient à ses beaux poils noirs de barbe. Heureusement, nous étions arrivés. Il n'avait plus qu'à monter un petit perron de quelques marches. Discrètement, comme si tout à coup, je m'étais senti pris d'une vive sympathie, je lui offris mon bras, pour l'aider à monter. Demander à Tristan Bernard ce qu'il juge le plus extraordinaire en vélocipédie, en course hippique, en lawn-tennis, etc.

-- Je ne dis pas que Chevillard soit imbattable au coup de bouton, mais il me séduit. Il a des retraits de corps d'une grâce imprévue. Tout son jeu est une composition de haut style. Sa phrase d'armes est presque littéraire.

-- Vous avez souvent tiré avec lui ?

-- De ma vie je n'ai touché un fleuret. Je ne me sers de l'épée que pour tenir ma cravate. J'attends un costume rare que j'emplirai, comme l'eau une éprouvette. C'est dangereux, de jouer aux courses : on peut y perdre son argent... Pour qui me prenez-vous ? Je ne joue jamais.

-- Cependant, vous ne courez pas ?

-- Je n'ai jamais approché un cheval à plus de cent mètres. Entre eux et moi, il y a toujours une palissade.

9 août.

Le beau rôle que pourrait jouer Malherbe en ce moment ! « D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir » Et jeter dans la boîte aux rebuts tous les autres mots, qui sont flasques comme des méduses mortes.

Étudier le rôle de Malherbe et Régnier.

Une amusante chosette à écrire.

Un tout jeune homme se sent troublé par une jeune femme et, maladroitement, le montre. Le mari s'en aperçoit, et prend la chose au tragi-comique. Il crible l'enfant de traits dans ce goût-ci.

Comme un étranger vient de faire à la jeune femme un compliment excessif, le mari dit à l'enfant :

-- Comment ! Tu étais là, et tu n'as pas défendu notre honneur ?

La complicité du mari et de la femme contre l'enfant.

Du plus loin qu'il nous voyait, il se mettait à courir, et passait comme une balle, sans s'arrêter. Ainsi, il voyait madame dans un éclair et il n'était pas indiscret.

Il s'acheta une canne et se fit faire des cartes de visite, et il dit à sa mère qu'il ne voulait plus être habillé comme un collégien pauvre.

12 août.

-- Monsieur, voulez-vous me permettre une légère indiscrétion ?

-- Non, monsieur.

Il connaissait la jouissance de faire la bête avec un imbécile.

18 août.

Pourquoi nous lirions-nous entre jeunes.

Nous n'avons rien à apprendre les uns des autres.

Nous n'avons qu'à nous admirer de confiance, et sans réserve.

Je répétais :

-- Combien, votre maison ?

Mais elle répétait :

-- Monsieur sait-il combien je l'ai louée l'année dernière ?

Le rôle de quelques pères est de se venger, sur leurs enfants, de ce qu'ils sont embêtés à cause d'eux.

Il désirait l'orage, et, tout tremblant encore de la peur qu'il avait eue, il disait, le regardant s'éloigner :

-- Hein ? Est-ce embêtant. Le manquer de si peu ! Je suis sûr qu'il n'a pas passé à cent mètres.

25 août.

Il se précipita dans l'abîme, laissant, pour s'immortaliser, sa pantoufle sur le bord.

Mais personne jamais ne retrouva la pantoufle.

Je fus sauvé, comme si une guêpe avait piqué le doigt du Destin.

Et, vivement, le doigt du Destin s'était retiré.

5 septembre.

Tout de même, un jour, je l'ai vu passer, le bonheur, passer devant moi, à l'horizon, en express.

Comment dire ce qu'il arrive de délicat quand une mouche éclatante se pose sur une fleur ? Les mots sont lourds et s'abattent sur l'image comme des oiseaux de proie.

Je ne m'embête nulle part, car je trouve que, de s'embêter, c'est s'insulter soi-même.

Je dis à Éloi :

-- Pourquoi avez-vous écrit cela de Martel ? Je ne vous parlerai plus, ni ne vous saluerai.

Aussitôt vint Martel, qui lui baisa la main.

Son renom n'est plus à faire : aussi, il ne fait plus rien.

-- Monsieur, me dit le chef de bureau, je vais vous envoyer mon garçon.

-- Oh ! je ne voudrais pas déranger votre fils.

Démontrer qu'au fond il faut autant d'intelligence pour réussir en épicerie qu'en littérature.

Prendre un air modeste et dire : « Parbleu, c'est évident ! »

Si l'on estimait sa famille on voudrait lui plaire, et, si l'on voulait lui plaire, on serait fichu.

Il met de petits monocles à ses oeils-de-perdrix.

Il travaille de la tête à la manière d'un boeuf.

Un hameau où les arbres seuls sont capables d'émotion.

Et les nuages, le ventre gonflé de pluie, rampent comme de noires araignées sur le bois.

Rire à chaudes larmes, pleurer à se tordre.

Les feuilletons doivent être lus par petits bouts, aux cabinets.

Fréquemment, il portait la main à son chapeau comme pour saluer, et pour me faire croire qu'il connaissait des tas de gens.

Il eût aimé marcher, courir debout sur la mer, devant quelques marins effarés.

Il y a là dix mètres d'eau, et vous pourriez perdre pied.

Du soleil coupé par la mer il ne reste qu'une calotte de cardinal, puis qu'une rognure d'ongle rose.

Un monsieur rouge avec une barbe de crevette.

Sa tête ! On dirait qu'il la couche sur un oreiller rembourré avec de la plume d'oies du Capitole.

Il me dit que, lui aussi, il aime beaucoup les livres, et qu'il vient même d'acheter un atlas de géographie.

Je juge peu courtois ce procédé du bernard-l'ermite.

Le style, c'est le mot qu'il faut. Le reste importe peu.

Faites bien attention de ne pas faire attention à lui.

Éloi emporta une boîte au lait, pleine de lait parisien, et tenta de le faire boire à un veau, un vrai veau, pour voir si le lait était falsifié.

-- Nous verrons bien ! disait-il.

Enfin, un petit soleil blanc se montra. Il s'élargit comme un derrière qui s'ouvre, et, toute la brume enlevée comme une chemise, le village apparut.

Couchers de soleil ! Mais vous n'avez donc jamais vu un feu de Bengale !

M. le comte du château. Autrefois, il y allait seul. Maintenant qu'il est vieux, un domestique l'accompagne.

Il s'arrête au pied d'une haie, dans les fleurs.

En hiver, on le voit de loin, à travers les ronces dégarnies.

Quand il pleut, le domestique tient sur M. le comte un parapluie ouvert. Il reste droit près de lui, le nez haut, les narines immobiles.

Quand M. le comte a fini, il l'aide à se relever.

Il trouvait si embêtant d'embêter les gens qu'il n'arrivait à rien.

6 septembre.

-- Si j'épousais un chauve, dit la jeune fille, je l'embrasserais partout, excepté sur le crâne.

Quand on annonça à cet homme de gouvernement : « Votre femme est morte », il demanda :

-- Est-ce officiel ?

Il semble qu'il y ait entre nous un tas d'aiguilles. On se pique à chaque instant. Ce n'est pas douloureux, mais le sang vient tout de même.

Heureux quand nous connaissons une famille où nous pouvons nous plaindre de notre famille.

Ayant quelques sous, je me suis dit : « Si je cherche à en gagner d'autres, les gens me blâmeront, puisque j'en ai déjà. Et, si je me contente de ce que j'ai, les gens ne me trouveront aucun mérite à faire de l'art pour l'art, puisque je n'ai pas besoin de gagner ma vie. » Et, après ce raisonnement un peu dur, j'ai fait ce que j'ai voulu.

Il faut avoir de grosses illusions bien grasses : on a moins de peine à les nourrir.

La sauterelle de bronze. Je la mettais sur la feuille blanche où j'allais écrire. J'en arrivai à ne plus pouvoir travailler sans elle. Je la voyais vivante.

Un jour, elle me gêna. Elle était sous mon nez. Elle couvrait une ligne commencée. Je la piquai un peu fort avec ma plume.

Si je vous disais qu'elle s'envola, me croiriez-vous ?

11 septembre.

La solitude où l'on peut enfin soigner son nez avec amour.

Vraiment, amis Barrès, Paul Adam, Bernard Lazare, etc., pourquoi acceptez-vous le jugement de la foule en politique quand vous ne l'admettez pas en art ?

La règle pour faire les liaisons, c'est de ne pas avoir l'air d'un serin.

Pour être un journaliste remarquable, il ne manque à Henri Fouquier que de l'esprit. Lemaitre en a toujours, Bergerat, quelquefois, Sarcey, souvent. Fouquier n'en a jamais.

Voici que, pendant un mois, en France, ça va sentir le « russi ».

14 septembre.

Hier, dans la forêt de Fontainebleau, j'ai croisé M. et Mme Carnot. Ils étaient en voiture. M. Carnot porta la main à son chapeau, et Mme Carnot commença de sourire. « Tiens ! » me dis-je. « Voilà des gens qui me connaissent. » Mais, comme je ne les connaissais pas, très réservé, je n'ai pas répondu.

S'enfuir dans un village pour en faire le centre du monde.

Il arriva à construire l'édifice social avec des pierres qui n'étaient pas angulaires.

15 septembre.

Il semblait dormir en écoutant les femmes, mais parfois remuait ses longues oreilles de chasseur de bêtises.

Son esprit trop tendu éclata comme une peau qui pète, et l'on aurait pu voir, au-dessus de sa tête, un léger nuage qui se dissipa dans l'air.

Serrez, serrez votre porte-plume ! Le style se lâche. La phrase s'en va comme une folle. Vous allez verser.

La seule odeur de l'encre fait mourir mes rêves.

Il faut feuilleter les mauvais livres, éplucher les bons.

18 septembre.

Pour moi, je pense que, travailler quand on n'a pas de génie, c'est comme si on chantait.

Petites poses.

-- Je ne travaille, dis-je, que tous les deux ans. Tous les deux ans, c'est assez.

-- Oh ! moa, dit Moréas, je ne travaille jamais. Alors ?

Il dit encore :

-- Huysmans est un philistin.

Pauvre grive nuancée, élégante et fine qu'on compare à un homme saoul !

19 septembre.

Tire, traîne ton filet : tu ramèneras peut-être dedans quelques menus bonheurs.

Les critiques ont droit à de l'indulgence, qui parlent tout le temps des autres et dont on ne parle jamais.

Les dîners de La Plume sont des casse-croûte où une cinquantaine de jeunes gens réunis se paient, pour cent sous, la tête d'un président chaque fois renouvelé.

Elle souffre. Elle a un petit épanchement au coeur.

Ils écrivent pour ceux qui n'ont pas de Larousse.

Il aimait mieux une mauvaise théorie qu'une bonne action.

20 septembre.

-- Je n'ai jamais d'entrain, dit-elle. Je symbolise l'amour qui bâille.

21 septembre.

Le style, c'est ce qui fait dire au directeur, d'un auteur : « Oh ! c'est bien de lui, ça ! »

22 septembre.

En tombant, elle montra son derrière, et un chien qui passait se mit à hurler.

25 septembre.

Comme homme, accepter tous les devoirs, comme écrivain, s'accorder tous les droits, et même celui de se moquer de ses devoirs.

26 septembre.

Fantec, qui apprend à lire, dit à sa maman :

-- Souffle-moi, tout bas, rien qu'un petit peu.

27 septembre.

Son ambition était d'écrire dans les almanachs.

29 septembre.

Oh ! on peut lui dire que c'est un garçon ! elle est si bonne mère qu'elle ne vérifiera pas !

Un mot entendu, c'est-à-dire pas naturel.

Elle n'a d'original que son odeur.

30 septembre.

Un coin du monde.

Je vis une écurie ouverte. Il y faisait noir. Elle semblait abandonnée. La litière n'était plus en paille, mais en fumier. La vache était sortie et paissait toute seule dans les champs.

Je vis une pauvre vieille femme. Elle était assise devant sa porte. Aveugle, elle ne roulait pas ses yeux blancs. On ne l'entendait point se plaindre, pas même respirer. Elle ne remuait pas, et pourtant elle avait un bras qui semblait encore plus immobile que le reste de son corps.

Je vis un chat qui, d'un bond, traversa la rue. Je dis que c'était un chat, mais je n'en suis pas bien sûr, tant la chose me parut sale et chiffonnée.

Pas de fumée sortant des toits, pas de claquement de portes.

Je vis un large noyer. Le vent le faisait bouger. Parfois deux ou trois feuilles, les autres restant muettes, chuchotaient entre elles, et, un moment, elles s'agitèrent toutes. Peut-être que ce noyer concentrait en lui seul la vie du hameau, que, seul, il sentait, que, seul, il était capable d'un sentiment de sourde terreur ou d'ennui.

S'il ne pense guère, il pense plus que les hommes.

Dur pour lui, dur pour les autres, parfois il s'échappait. Il suivait l'enterrement d'un inconnu pour avoir le droit de pleurer.

Il avait fait peindre, au fond de son tub, des herbes, des feuilles mortes, des branches cassées, pour se donner l'illusion de se baigner « dans l'onde pure d'un ruisseau. »

-- J'éprouve cette impression sans pouvoir l'analyser.

-- Alors ne m'en parlez plus. Ce serait du remplissage. Traiter le même sujet jusqu'à ce qu'il donne une fortune.

Tu as l'air d'une poule qui dirait : « Tiens ! Je crois tout de même que j'ai pondu ! »

4 octobre.

Vous ne vous préoccupez que d'être sincère. Mais ne trouvez-vous pas un peu fausse et mensongère cette constante recherche de la sincérité ?

Si, à votre gré, je n'ai pas encore assez de talent, supposez que je sois mort, et tout à coup votre estime et mon talent seront au pair.

Il faut faire d'abord volontairement, avec plaisir, ce qu'on fait. Le résultat importe peu. On ne le prévoit pas, et on l'apprécie mal. Mais l'auteur s'est satisfait lui-même : c'est toujours ça.

5 octobre.

Il s'est toujours encombré d'inutiles amitiés.

7 octobre.

Dans les vélodromes de province, ils chronométraient les records avec leur pouls. On vendait un cheval : il monta jusqu'à 200 000 francs. Quand on prononça ce chiffre fantastique, le cheval, comme pris de fierté, leva la tête.

9 octobre.

Schwob, de passage à Épinal, et en officier, fait appeler Descaves à la caserne. Et il le voit boutonnant sa veste, et inquiet, car, à cause de son livre et de sa dégradation, les sous-offs ne font que lui marcher sur les pieds. Et il gémit et s'écrie :

-- Je me demande toujours en vertu de quel règlement on m'a dégradé. Et, aujourd'hui, je suis de piquet d'incendie, et on m'a nommé instructeur, de sorte que j'ai les inconvénients du grade sans en avoir les bénéfices.

-- Et c'était bien amusant, me dit Schwob.

Dès son entrée, il donnait un coup de canne sec sur la tapisserie d'un fauteuil pour voir si les gens étaient propres et si la poussière n'allait pas s'envoler.

Verlaine appelle « corriger des épreuves », barrer des virgules, chercher les puces de sa copie.

10 octobre.

Hier soir, Schwob et moi, nous étions désespérés, et j'ai cru, un moment, que nous allions nous envoler par la fenêtre comme deux chauves-souris.

Nous ne pouvons faire ni du roman, ni du journalisme. Le succès que nous méritons, nous l'avons eu. Est-ce que nous allons recommencer éternellement de l'avoir ? Les éloges qui nous faisaient plaisir maintenant nous laissent froids. On nous dirait « Voici de l'argent : retirez-vous trois ans quelque part pour écrire un chef-d'oeuvre, et vous êtes sûrs de l'écrire, si vous voulez » : nous ne le voudrions pas. Alors quoi ? Est-ce que nous piétinerons jusqu'à quatre-vingts ans ?

Nos paroles nous donnaient une sorte de fièvre noire.

Schwob se leva et dit qu'il voulait s'en aller.

Il dit aussi que, ce qu'il y a de plus rare au monde, c'est la bonté.

-- Cher directeur, dit-il, si vous hésitez encore à prendre ma copie, supposez un instant que je sois mort.

Schwob raconte :

-- Un jour, Henri Monnier, invité à un enterrement, arrive en retard, entre dans la chambre du mort déserte, et, mettant ses gants, demande à un domestique : « Alors, il n'y a plus d'espoir ? »

Et cet autre mot :

Un homme qui suit un enterrement demande à un autre monsieur :

-- « Savez-vous qui est mort ? »

-- « Je ne sais pas. Je crois que c'est celui qui est dans la première voiture. »

Faire quelque chose avec le mot de Demerson me frappant sur l'épaule à minuit, après cinq jours d'absence illégale, au moment ou il allait être déclaré déserteur.

-- Est-ce qu'on s'est aperçu de mon absence ?

D'Esparbès :

-- Je suis fort moi ! J'ai des biceps, moi ! Je suis une brute, moi ! Je ne suis pas intelligent, moi ! Mais j'ai de l'instinct, moi, et, moi, sans le savoir, je fais tout de même de belles choses.

-- Que fait Louis de Robert ?

Docquois :

-- Depuis qu'il cherche à ne plus vous imiter, il ne fait rien de bon. En attendant, il met du persil autour d'une douzaine de nouvelles pour faire un livre : Un tendre.

Les seins que je vous vois n'empliront point ma bouche.

12 octobre.

Ils s'embrassaient comme deux coqs.

Ils avaient vu leurs deux papas faire de grands gestes, parler avec des éclats de voix, devenir rouges, en un mot : discuter.

Quand les papas furent partis, les deux enfants se battirent jusqu'au sang, « pour imiter papa ».

Pourtant, je rencontrai un monsieur, aussi triste que moi, si triste que, dans cette rue où il y avait foule, comme deux égarés en pleine campagne, nous nous saluâmes.

Un fagot de devant les bouteilles.

14 octobre.

Oh ! critique, je comprends très bien votre critique. Vous savez, entre nous, moi, je ne me plais pas toujours, non plus.

Un joli mot tombé de la bouche de Courteline :

-- Ne vous amertumez pas, Renard.

A quoi bon dire : « Il a » ou « Il n'a pas de talent ? » Quoi qu'on dise, il n'y a pas de preuves.

Mais, comme tout de suite on s'entend, et comme la conversation devient intéressante, et comme bientôt on s'anime, dès que, au lieu de traiter seulement de l'art, on traite de l'argent qu'il rapporte !

L'un raconte que Zola gagne 400 000 francs par an, et qu'un journal lui a offert 10 000 francs par article hebdomadaire, et que Daudet doit enrager, et que Vandérem, dressé par Capus, est en train de gagner ce qu'il veut.

Comme tout cela est clair et captivant !

15 octobre.

Aujourd'hui, quand on a une situation régulière, on gêne tout le monde. Et les gens qui ont des maîtresses ne nous saluent pas.

Poil de carotte, libre drame.

Premier acte : il s'en va.

Eugénie :

-- Mais, je suis heureuse. Poil de carotte, fais-tu ta prière ?

Poil de carotte :

-- Non.

Eugénie :

-- Moi, je la fais. Je fais la dînette, etc., etc. Et je suis heureuse.

Poil de carotte :

-- Quel est le plus important pour toi, de la dînette ou de la prière ?

Le premier acte se passe dans la cour. Mme Lepic paraît sur l'escalier :

-- Qu'est-ce que j'entends ?

-- Maman, c'est Poil de carotte qui veut s'en aller.

-- Qu'il s'en aille !

Ses parents s'éloignent. Il dit : « Zut pour eux ! Me voilà libre. Je m'en vais ! Je m'en vais ! »

Deuxième acte.

Poil de carotte, grisé, rencontre des gamins.

-- Je suis libre ! Je suis libre !

On veut le suivre.

-- Non ! Ne venez pas avec moi. Vous n'êtes pas libres, vous !

Il rencontre un paysan qui veut le remmener chez sa mère, un mendiant qui lui refuse la moitié de son pain, un chien qui veut le mordre. Il rencontre son père.

-- J'aime mieux le chien.

M. Lepic :

-- Brave homme, avez-vous vu mon enfant ?

Le paysan :

-- Votre enfant, Monsieur Lepic ? Vous l'avez donc perdu ? Non, il doit se promener par là...

17 octobre.

-- Je crois que, voulant faire un chapeau, tu n'as réussi qu'un abat-jour. A présent, mets-le sur la lampe, sur le verre de la lampe. Il me semble que je jugerai mieux de l'effet.

Une vieille bonne femme disait dans la rue :
« Oh ! mais l'Espagne ne vaut pas la Russie ! »

19 octobre.

L'homme disait : « Ton mari est un maquereau et, toi, une sale vache. » Et il poussait la porte qui cédait un peu. Et l'on voyait la femme qui se cramponnait et, derrière elle, une tête pâle et un marteau qui se levait, prêt à s'abattre si la porte cédait.

26 octobre.

Goncourt et Pottecher passent ensemble une saison à Vichy. Quand ils se quittent, Goncourt, par peur de l'ennui, effroi de la solitude, embrasse son jeune ami et pleure.

Dès que Pottecher suppose que Goncourt est revenu à Paris, il va le voir. Il trouve un homme de marbre, veiné de rouge, qui met longtemps à fondre, qui ne redevient qu'au dessert l'homme de Vichy.

Fantec :

-- Maintenant que je suis grand, on va me prendre pour un journaliste.

Faire un volume avec des contes de plus en plus courts, et intituler ça Le Laminoir.

27 octobre.

-- Un acteureau me dit qu'il devait jouer un rôle dans une pièce de..., mais qu'il aurait fallu coucher avec lui, et qu'au premier attouchement de ce monsieur il lui aurait montré qu'il n'était pas de ces gens-là, lui !

Quel talent il faut pour écrire dans un journal !

1° Prendre garde de glisser sur les épluchures et graillons de l'escalier qui monte au bureau de rédaction.

2° Plaire au garçon.

1er novembre.

Comme un taureau qui s'en irait frapper, de ses cornes, le soleil rouge.

S'il y avait une Parque qui coupait le fil des jours, il y en avait une qui faisait les reprises.

3 novembre.

Ces morceaux de glace que nos pères appelaient des « peintures voluptueuses ».

-- Enfin, tout de même, n'est-ce pas ? Tout de même.

-- Oui, oui ! Tout de même.

4 novembre.

En général, rien de plus insipide que les conversations des voyageurs. Ils ont changé de place, non d'idées.

De temps en temps, il glissait adroitement dans la conversation une idée que les autres développaient.

Goncourt se plaint des temps.

-- Maintenant, il faudrait faire un chef-d'oeuvre par an pour qu'on ne vous oublie pas. Aussi, je vais me décider à republier encore de mon Journal, mais pas ce qui me concerne, ce qui serait si intéressant. Venez donc me voir le dimanche. Ça me fera grand plaisir.

Nous nous quittons et, comme nous allons du même côté, nous passons chacun sur notre trottoir, et, pour ne pas nous rencontrer, j'attends que le maître, qui ne va pas vite, prenne les devants. Il y a du marbre, aujourd'hui, entre les vieux et les jeunes.

Vu Scholl, entouré de petits chiens gros comme des souris. Cordelière rouge. I| passe son temps à se lever et s'asseoir pour leur ouvrir et fermer la porte. Parle d'escrime et démontre, prend une colichemarde et enseigne le coup infaillible, un roulement de contre de quarte, le bras étendu en marchant, est très fier d'un livre que lui envoie je ne sais quel comte de Dino, descendant de Talleyrand Périgord.

6 novembre.

Elle pleurait tellement qu'on l'eût pu croire affligée.

Comment pouvez-vous, vous qui êtes si distingué, être si commun ?

-- Je suis fichu, dit le mécanicien.

Et il s'assit.

Il savait sa généalogie, connaissait ses aïeux sur le bout du doigt, mais il n'était pas sûr de son père. Arrivé là :

-- Ah ! disait-il, je ne réponds plus de rien.

7 novembre.

Ollendorff me dit :

-- Nous reprendrons L'Écornifleur. Quand il a paru, l'éducation du public n'était pas encore faite.

Édouard Cadol, décoré, un peu sinistre, se plaint que Daudet, très gentil avant la guerre de 70, ne le salue plus que distraitement. Alors, si ça l'ennuie, cet homme n'est-ce pas ? Comment ! Son fils écrit aussi ? Mais, alors, la femme de son fils écrira bientôt !

-- Vous ne vous en doutez peut-être pas, dit-il, mais j'ai été, un moment, très, très intelligent ; et, si la vie ne m'avait pas pris, j'aurais pu faire quelque chose.

Sa douleur me faisait pitié, quand tout à coup elle leva les bras en l'air et s'écria :

-- Je suis maudite !

Je redevins froid.

Dans un nuage qui avait la forme d'un coeur, un peu d'azur parut, qui semblait une petite fleur bleue.

Poilpot, ou le Panorama fait homme.

Il faudrait avoir toujours le cerveau pur comme l'air par un temps froid.

Le soleil, roi des chrysanthèmes.

8 novembre.

Si vieux, qu'il ne sort de sa bouche que des mots qui ont l'air historique.

Fortune ne me brusque pas trop. Prends-moi par la douceur. De toutes petites leçons me corrigent. Je comprends les demi-reproches à demi-mot. Ne t'acharne jamais, va. Garde tes meilleurs coups pour les asséner sur des têtes plus dures que la mienne.

11 novembre.

Et, tandis que Tailhade lançait ses plaisanteries desséchées sur la famille Daudet, sur Sarcey, sur les Russes, et donnait, sans risque, des preuves de bravoure, le chevelu Roinard criait : « Sales bourgeois ! », le pâle Carrère, notre jeune et intéressant tribun, criait : « Peuple ivre ! » et, manoeuvrant sa main comme une nageoire, invitait l'univers au calme. Et l'on disait : « Voilà de l'art, au moins !... »

Le mot de « liberté » enthousiasmait tous ces esclaves qui criaient : « Vive l'anarchie ! Vive le socialisme ! Vive l'élite !... » (quelle élite ? Sans doute la nôtre, celle des spectateurs), et dont pas un n'eût été capable, en sortant, de passer sans un frisson poli devant un sergent de ville.

M. Tailhade ne saura jamais la vérité sur la valeur de ses conférences ; car les élogieux ne le loueront sans doute que par peur, et les critiques ne le blâmeront que par esprit de vengeance. Et puis, ce contempteur des médiocrités présentes qui trouve qu'Armand Silvestre est un grand écrivain, qui lui dédie ses livres, et qui se met sous sa protection ! Il n'est vraiment pas assez seul pour jouer ce rôle.

Bernard tient cette anecdote de Heredia.

Au moment de se marier, Bergerat dit à Gautier :

-- Vous savez que je suis un enfant naturel.

-- Nous sommes tous plus ou moins des enfants naturels.

-- Je dois vous avouer aussi que ma mère vit maritalement avec un prêtre.

-- Avec qui de plus honorable voudriez-vous qu'elle vécût ?

-- Je ne sauverais jamais quelqu'un, dis-je. J'aurais trop peur qu'on me donne une médaille de sauvetage.

-- Moi, dit Tristan Bernard, j'ai vu, une fois, une femme dans les pattes d'un cheval. Je n'ai pu que crier et me sauver dans une pissotière.

12 novembre.

Bernard à un corbillard :

-- Cocher, êtes-vous libre ?

13 novembre.

Le langage des fleurs qui parlent patois.

L'écriture de Courteline, de ses manuscrits : il semble écrire avec des pâtes d'Italie.

Enfin, s'il parvenait à travailler, la montagne de sa paresse accouchait d'une souris.

14 novembre.

-- Je sais bien que j'ai l'air ridicule en disant cela, mais...

-- Ne le dites pas,

-- Je ne comprends pas qu'on collabore.

-- Avec d'autres que vous.

L'emprunt.

-- Combien voulez-vous ?

-- Cent francs me suffiraient.

-- Je peux, sans vous gêner, vous prêter davantage.

-- Je n'osais pas, mais, puisque vous m'y encouragez, je vous demanderai deux cents francs. Oui, deux cents francs me suffiront.

-- Vous êtes extraordinaire.

-- Moi, dit Courteline, j'ai encore la veine d'avoir toute ma famille ; mais mes parents sont comme des bustes sur une planche. Un jour, ils vont tous me tomber sur la tête : ça sera effroyable.

17 novembre.

Il y avait là quatre hommes sinistres qui parlaient de Théophile Gautier comme s'ils l'avaient tout à l'heure assassiné.

M. Édouard Montagne, un homme saur en bois gelé. En le voyant, j'ai eu froid dans le dos. J'ai pensé tout de suite à ma retraite.

Le monsieur qui veut raconter une histoire. On ne l'écoute pas. On parle. Quand on se tait, il dit : « Et alors, n'est-ce pas ? » Déjà, l'on ne l'écoute plus, et cela dure jusqu'à ce qu'il renonce à raconter son histoire, se taise pour de bon et se prenne la tête dans les mains. On écoute les histoires des autres.

21 novembre.

Il arrêtait une femme dans la rue et lui demandait :

-- Et toi, combien de fois as-tu trompé ton mari ?

Il recevait beaucoup de visites d'amis parce qu'il aurait pu mettre à sa fenêtre un écriteau portant ces mots : « Ici on lit le Larousse. »

Mal nourris, tous mes projets sont morts de faim.

22 novembre.

Le duel des deux distraits.

Comme ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps et qu'ils avaient déjà oublié pourquoi ils allaient se battre, dès qu'ils s'aperçurent ils coururent l'un à l'autre, se demandèrent de leurs nouvelles, se serrèrent la main et, plantant là les témoins, ils s'éloignèrent à pas lents, en causant, et disparurent dans le bois.

L'estomac délabré, elle « goûte » seulement, et ne prend jamais rien qu'entre ses repas.

Un jour, il épousa une idée, pauvre, mais bonne, qui le rendit heureux toute sa vie. Et ils n'eurent pas plus le sou à leurs noces d'or qu'à leurs noces d'argent.

-- Ne pensez-vous pas, comme moi, que la politique est une chose admirable ?

-- Oui, monsieur. Je partage votre avis : c'est une chose écoeurante.

Le visage de l'ivrogne comme gravé à l'eau-de-vie.

Je ne réfléchis pas : je regarde et laisse les choses me toucher les yeux.

23 novembre.

Coolus me raconte cette artiste idée de Mallarmé. Une petite fille, toute petite, a un parapluie, tout petit. Arrive un omnibus à quatre chevaux, gros comme un monstre. La petite fille lève son petit parapluie, et le monstre s'arrête.

Un mot de vieille femme sur le pas de sa porte, au crépuscule.

-- Mais vous n'y voyez plus, ma vieille !

-- Je tricote au son de mes doigts.

Il y a certains services qu'on a l'air de vous demander et qu'il faut bien se garder de rendre.

Barrès, ce soir, était très en forme... de canne à bec de corbeau.

C'est bien assez d'avoir du talent, sans s'occuper de le faire valoir.

-- Etes-vous musicien ?

-- Je ne suis pas musicien, mais j'aime beaucoup la musique.

-- Pardon ! Permettez : si vous aimez la musique vous êtes musicien.

-- Ah ! Ça dépend de ce que vous voulez dire.

-- Oh ! C'est tout dépendu.

26 novembre.

Il avait des manchettes en forme de faux-cols. Il ne lui restait qu'à leur mettre une cravate.

27 novembre.

Les faits sont là.

-- Non ! Ils sont ici, près de moi, pour moi.

Barrès, ce jonc coupant.

28 novembre.

-- Le monsieur qui vous demande la permission de vous faire une critique de détail, parce qu'il est de la partie.

Si je lui confie un secret, tout de suite elle a dans la langue un poisson frétillant.

Je fais mon possible pour avoir l'air de l'écouter, et je crois y réussir.

-- Ah ! dit-il soudain, je vois bien que je vous embête, avec mes histoires.

L'orage de la femme que j'aime, un orage le visage empourpré. Je courbais le dos. Le vent soufflait des fines coquilles de son nez. Des narines elle pleura. Ses bras gesticulaient comme les branches d'un arbre secoué par la tempête. Sa voix grondait comme un tonnerre de Guignol. Puis, un à un, s'éteignirent, jusqu'au dernier, les regards de ses yeux comme de silencieux éclairs de chaleur.

Petites interviews littéraires :

-- Oui. Pour me résumer, c'est en talent le dernier des derniers, ce qui ne m'empêche pas d'avoir pour lui beaucoup d'estime et d'affection

1er décembre.

La nouvelle génération est venue, comme une seiche, écarter son encre noire sur le bleu de la mer.

Chez Daudet. Bon sourire, presque expansion Je note des visages. Rosny n'est déjà plus le puissant cerveau de naguère. Les hommes du jour sont Barrès, Schwob, Léon Daudet et moi. Hier encore, Léon Daudet disait : « Renard est le plus parfait artiste que je connaisse. » Daudet ajoute :

-- Les comparaisons ne disent rien. Il faut pourtant que je vous compare à La Bruyère. Oui, vous êtes La Bruyère moderne. Ah ! le jour où vous recevrez le coup de couteau dans le coeur, vous ferez un beau livre. Barrès est séduisant, mais quel dommage qu'il meure à chaque instant, comme ces poissons qui ouvrent la bouche sur l'eau et suffoquent tandis que leur ventre s'illumine de reflets changeants ! Moi, je n'ai jamais eu le souci de faire de l'art.

Chez Mendès. Le maître en chasuble a tout à fait grand air. Meilleur causeur que Daudet. Pas d'esprit, mais de l'éloquence. Il doit toujours échapper. Parfois, d'un mot bref, point sec, il remet en place les gens et les choses. Frousse aux hommes, fascination sur les femmes. Quelque chose du Juif qui aime ses enfants plus que sa femme ; continuation de l'espèce. Parle de Gautier avec admiration : écrit mal et voit juste, donne le verbe et l'épithète exacts dans une syntaxe souvent maladroite. Il dit de Maupassant qu'il avait un peu la force de Gautier, de Banville : un homme d'esprit qui faisait assez mal un vers facile, de Coppée : un poëte médiocre, en somme, mais de plus de métier, peut-être, que Hugo lui-même. Baudelaire, débarquant de voyage, un jour, couchait chez Mendès et faisait le compte de ce qu'il avait gagné dans sa vie, quelque quinze mille francs.

A ce propos, Mendès dit que l'oeuvre de Gautier rapporte de cinq à six mille francs de rentes à sa veuve ; et il s'extasie, et il admire un tel pays où un homme, mis à l'écart tous ces derniers temps, peut se vendre à ce point et être goûté d'inconnus dans la foule.

Il trouve que, malgré les apparences, il y a plus de cohésion aujourd'hui qu'autrefois : ce n'était alors que mirage ; on était plus paresseux ; on se faisait connaître plus difficilement et l'on gagnait moins d'argent.

-- Pour moi, dit-il, je ne me pardonnerais pas d'empêcher un jeune d'arriver, Ah ! les jeunes ! Des symbolistes qui font du reportage. Moréas, un du Bartas sans talent, Henri de Régnier, un homme de valeur, et c'est tout. Saint-Pol-Roux, rien, Pierre Quillard, un gentil garçon, pas plus...


Il se lève et va travailler, c'est-à-dire récrire les épreuves que L'Écho de Paris lui envoie. Il quitte sa belle chasuble et écrit en chemise, tout déculotté, avec une lampe et deux bougies...

Fantaisie : un homme mourant qui ne s'occupe que de... la fin du monde.

2 décembre.

-- Hier à l'Odéon. Marivaux et ses phrases pures comme du cristal, et ses jolis drames d'amour qui sont comme des torrents emprisonnés. Coppée reniflant çà et là sa gloire en disant : « Croyez-moi qu'ils m'ont mis au foyer un Passant tout nu ! »

3 décembre.

-- Pour Forain. La femme dans son lit tourne la tête. L'homme s'habille.

-- Mais ces bretelles-là ne sont pas à moi !

4 décembre.

Des mots qui sont comme les boutons de chaleur de l'esprit.

Qu'on lui dise ce qui manque à
Son déjeuner, quand Poil de ca-
-rotte, après l'oeuf à la coque, a
Un verre de vin de Coca !


Si je quitte Tristan Bernard, je me dis :

« Il faut faire des ballades pour Le Figaro, de l'esprit, gagner de l'argent, etc. » Si je vous quitte, Schwob, j'ai envie de rentrer en moi comme dans un trou. Mon esprit malléable se façonne à tous les pouces.

-- Ne craignez rien. A peine avons-nous le dos tourné que vous vous délivrez de Bernard et de moi, et que, même, vous nous donnez à chacun un coup de pied.

-- Selon Gourmont, me dit Schwob, vous devriez intituler ce que vous donnez à La Revue blanche : Scalps de puces.

Comment ! Je donnerais ma place à une vieille femme qui, non contente de monter sur la plate-forme d'un omnibus, devrait être morte !

6 décembre.

L'arbre qui, sa branche tendue, semble me dire : « Je t'ordonne. »

7 décembre.

L'homme dur qui fait une action héroïque. Il achète du raisin et des mandarines pour les porter à une malade. Chemin faisant, il se dit : « Quelle joie elle aura ! Venant de moi, ces fruits seront des fruits d'or. » Il monte les escaliers, sonne, et c'est l'amant qui vient lui ouvrir. L'amant pleure, pleure, ruisselle de larmes. Il ne dit rien. L'homme dur devine. Sans dire un mot, il s'en va, remportant sa boîte de fruits. (Pressentiment. L'amie de Schwob mourait dans la nuit du 7, et la dépêche de Schwob se croisait avec ma botte.)

Chaque fois que je viens de parler un peu trop longtemps à quelqu'un, je suis comme un homme qui s'est grisé et qui, tout honteux, ne sait où se fourrer.

Il cause, comme un cheval piaffe, avec beaucoup de fringance, sans avancer.

Vous avez beaucoup plus de talent que moi, mais j'ai plus que vous le sens de ce qu'il faut et de ce qu'il ne faut pas faire.

Chacun sait que celui qui dit : « Moi, je ne suis qu'un homme d'affaires » se fait rouler par celui qui dit : « Oh ! moi, je n'entends rien aux affaires. »

Raide comme un I enceint.

Le régiment parlementaire.

Roman taillé en pleine chair vive.

C'est encore devant la mort que nous nous sentons le plus livresques.

D'ici là, il aura coulé bien des larmes sous tes arcades.

9 décembre.

-- Le Suisse avec sa chaîne de sûreté.

11 décembre.

Et, le bout de son ongle piquant la table comme un bec d'oison :

-- Et ça m'est arrivé, à moi ! dit-il.

-- Ah ! tant pis ! Vous gâtez tout.

14 décembre.

Saint-Pol-Roux me dit :

-- Si, Renard ! Vous êtes magnifique. Nous sommes tous magnifiques. Jules Renard et Saint Pol-Roux, au fond c'est la même chose. ; Vous faites en comique ce que je fais en tragique. Il y a dix ans, j'ai écrit Les Pompiers de village, que vous pourriez signer aujourd'hui, les mêmes curiosités de phrases, la lutte du concret et de l'abstrait. Nous partons d'un point commun pour nous diriger dans deux sens absolument opposés. N'est-ce pas votre avis ? N'avez-vous pas vous-même remarqué ça ?

Il arrive à Fantec, qui se gante, de mettre deux doigts dans la même cabine.

La représentation nationale est interdite.

-- Quand tu me déshabilles, maman, dit Fantec, tu retournes mes habits en les tirant. On dirait que tu dépouilles un petit lièvre.

15 décembre.

Sur les objets gris mon âme triste porte son ombre.

Papa ne regarde pas la personne à laquelle il parle : il en regarde une autre, et le sang monte et descend dans les veines de son front comme le mercure d'une colonne.

16 décembre.

Laisser chaque chose inachevée afin de pouvoir la recopier, plus tard, avec intérêt et goût.

Des roses comme des noeuds de foulard blanc.

Il se destine à la domesticité.

17 décembre.

Sous un chêne, je me sens druide.

18 décembre.

-- Quand je ne suis pas content, je me dis : « Ça va bien. J'ai de l'énergie à déployer, de l'action sur la planche. »

Pour être heureux comme un roi, il suffit de mener une vie simple comme bonjour.

L'oiseau entra dans le buisson comme un bonbon peint dans une bouche barbue.

Le voyage du regard de mon père, qui se pose d'abord sur le sol et, par petits déplacements, monte sur mes genoux, grimpe à ma poitrine, -- celui de l'oeil droit, tandis que le gauche est en retard, -- et se confond enfin avec le mien dans une union gênante pour nous deux. Son regard n'est fixe que quand il est en colère, et ses prunelles remuent alors comme deux prunelles au fond d'un nid.

19 décembre.

Le malheureux que l'on console de la perte d'un être cher. Il va de maison à maison, dîne, couche. Il pleure partout, et, dès qu'il craint qu'on ne le laisse seul, c'est comme si la morte mourait encore.

-- Qu'est-ce que vous faites ?

-- Je fais le titre d'un roman.

Un poëte inspiré, c'est un poëte qui fait des vers faux.

Pièce en un acte. Sur la fin de sa vie, il lui fait un aveu. Un jour, une jeune femme, qui voulait des enfants, s'est jetée à son cou. Il l'a prise « sur ton lit, bonne mère ». Il ne l'a jamais dit. Depuis, il a donné à sa femme gloire, fortune, bonheur, mais toujours ce petit nuage qui venait on ne sait d'où et ne voulait pas s'en aller. Enfin il avoue.

-- Tu ne m'en veux pas

-- Non, dit-elle ; car, moi aussi...

Et elle invente un adultère. Sa douleur à lui.

-- J'ai menti, dit-elle. Ce n'est pas vrai. Mais j'ai voulu te montrer comme tu m'as fait mal sur le moment. Je me suis vengée un peu, et vite. C'est fini. Rions.

Mais ils étaient si vieux qu'ils ne pouvaient plus que sourire.

Couchés sur le dos, nous choisissions deux nuages et nous jouions à celui des deux nuages qui dépasserait l'autre.

21 décembre.

Son nez a l'air plus vieux que le reste de sa figure.

22 décembre.

-- Ah ! je crains de devenir fou quelque jour.

-- Veux-tu te taire ! Tu es fou ?

-- Tu vois : déjà !

Quatre-vingts ans ! Eh ! bien, vrai, les dieux ne t'aiment pas beaucoup.

Quand je ne suis pas content de mon style, je lis une page de celui de Jules Simon.

La loupe, cette faiseuse de croquemitaines.

La récompense des grands hommes, c'est que, longtemps après leur mort, on n'est pas bien sûr qu'ils soient morts.

Seule, son avarice lui restait. Elle parcourut le village et, de porte en porte, tâcha de vendre la corde avec laquelle elle devait se pendre.

La mer toute ridée a pris son air de vieille.

Je me moque de savoir beaucoup de choses : je veux savoir des choses que j'aime.

Le nuage d'où tombent des fils d'eau comme du mufle d'un boeuf qui boit.

Ce livre non mis dans le commerce, parce qu'il ne se vendrait pas.

Ces vols d'oies qui s'abattent, en criant, perdant leurs plumes, battant des ailes et les pattes allongées, sur Poil de Carotte, tout oie.

Ils avaient, l'un et l'autre, tellement l'habitude de perdre que, un jour où ils jouèrent ensemble, ils perdirent tous les deux.

Tellement insensible qu'elle cousait son doigt à l'étoffe.

-- Et ces petites lignes-là, est-ce qu'elles comptent ? - Lesquelles ?

-- Celle-ci, par exemple. vraiment ?

-- Oui, elle compte.

Le paysan alla chercher une plume, un encrier qui ressemblait à un petit pot de cigare, et il écrivit péniblement, dans un coin du journal, en lettres enfantines, le mot vraiment.

-- Alors, dit-il, se redressant, comme ça, moi, rien qu'à écrire ça, j'aurais déjà gagné cinq sous ?

-- Oui, répondis-je.

Il ne dit rien, et me regarda dans le blanc des yeux. Dans son attitude il y avait de l'étonnement, de l'envie, et de la colère.

26 décembre.

A la fin d'une longue discussion, nous arrivâmes à conclure qu'au fond il n'y a rien de plus particulier qu'une idée générale.

Le Christ n'est plus qu'un sujet littéraire à la mode.

--- 1894 ---

1er janvier.

L'ironie est surtout un jeu d'esprit. L'humour serait plutôt un jeu du coeur, un jeu de sensibilité.

Il a chassé le naturel : le naturel n'est pas revenu.

3 janvier.

Il disait aux guêpes qui l'agaçaient :

-- Allez-vous en butiner.

Faire le doux anarchiste du détail. Il refuserait d'aller dîner dans le monde en cravate blanche, de complimenter une jeune fille qui chante au piano, etc. Avant de s'affranchir de toute loi, il commencerait par s'affranchir des usages.

Mettre, par l'absurde, l'anarchiste au pied du mur.

Faire, en quelques pages, pour l'amitié, ce que j'ai fait pour l'amour, en un volume, L'Écornifleur. Mettre les choses au point.

Henry Céard. Quarante-deux ans avoués. Attardé à la psychologie. Très ferré sur L'Écornifleur, dont il se rappelle surtout les lampions et la partie de promenade en mer.

-- Vous, Renard, me dit-il, vous êtes un monsieur constamment préoccupé de ne pas accepter pour douze sous des pièces de dix sous.

Les doigts qui ont des fourmis plein la tête.

A chaque instant la vie passe à côté de son sujet. Il faut refaire tout ce qu'elle fait, récrire tout ce qu'elle crée.

-- Que faites-vous en ce moment ?

-- Mon testament, dit Goncourt.

La couleur glacée du froid.

Triste à voir comme un être cher qui s'enfonce dans le brouillard.

Respirer une bonne bouffée de servitude et de respect.

Les feuilles bruissent comme un jupon empesé.

Soyez tranquilles ! Nous qui avons peur de la mort, nous mettrons toute notre coquetterie à bien mourir. Auprès de ces dames il a remplacé un Russe qui n'en pouvait plus.

Est-il veinard, le soleil, de se coucher déjà !

Fantec voudrait avoir, comme un cocher de fiacre, une voiture où mettre des personnes « dedans ».

Se souvenant que les clous doivent crever pour qu'on soit guéri, et sa maman ayant mal à un oeil, il lui dit :

-- Ne pleure pas, va, maman ! Ton oeil crèvera demain.

Un coup de sifflet avait raison contre mille mains battantes.

La tête glacée. Ses pensées s'arrêtent dans son foulard.

Vivre et juger sa vie : quel est l'homme capable des deux ?

Des pattes de mouche estropiée.

Il embrassait la jeune institutrice sur les yeux frais de son lorgnon.

4 janvier.

Institution Rigal. -- Le portier et ses gâteaux, ses choux à la crème ; mais le plus beau chou était sa tête frisée qu'il secouait avec fureur quand on voulait se servir soi-même. Poil de Carotte et ses trois brioches : il étouffait. Il prenait le portier en horreur. Un jour, il apprit que celui-ci venait de mourir d'un abcès dans la gorge : chacun son tour. Il s'imagina que le destin le vengeait. -- Madame Alexandre. L'infirmerie. Les orages : M. Rigal, en robe de chambre, traverse les dortoirs. A chaque éclair on distinguait ses brandebourgs. Un enfant poussa un cri, les autres disparaissaient sous leurs draps. Le tonnerre était tombé sur l'hospice ; et cette croix, était-ce un paratonnerre ?

Ma tête est comme une basse-cour. Quand j'appelle les idées poules pour leur donner du grain, ce sont les idées canes, oies ou dindes, qui accourent.

Il n'y a pas d'amis : il y a des moments d'amitié.

5 janvier.

La belle dame, qui traînait avec peine sa robe de velours, demandait un tyran, d'une voix de nez mourante.

8 janvier.

-- Car, enfin, vous êtes aussi un peu artiste, dans votre genre, puisque vous êtes journaliste, me dit M. D..., ingénieur-constructeur de maisons démontables et portatives.

9 janvier.

Dès que je commence un rêve, je le vois déjà irréalisable, et tout de même ça m'amuse tristement de l'achever.

Je crois en vous, je vous crois, j'te crois.

Il me faudrait une maison de campagne avec une salle des dépêches.

Comme quelqu'un qui ayant une mouche dans l'oreille ou elle ferait un bruit épouvantable, demanderait aux autres : « Entendez-vous ? » et serait tout étonné s'ils lui disaient qu'ils n'entendent rien.

10 janvier.

Il renvoyait les cartes de visite en mettant : « Vu et approuvé. »

11 janvier.

La pluie faisait dans les gouttières le bruit de quelqu'un qui mâche du caoutchouc.

Des regards comme des éclairs de chaleur.

Une langue comme cette huître qu'on appelle pied-de-cheval.

C'était un homme méthodique : il déjeunait en mâchant du côté droit, et dînait en mâchant du côté gauche.

Elle demanda si à Chitry-les-Mines il n'y avait pas une succursale de La Société Générale.

Mon cher Moréas, celui qui brise les vers les paie.

Le cheval s'emportant et caracolant, la locomotive eut peur et dérailla.

Il ouvrait l'oeil à se déchirer les paupières.

A sa pièce, on lui serra la main comme pour l'enterrement d'un être cher.

-- Papa, dit Fantec, comment elles font, les montres, pour marcher la nuit quand elles ne voient pas clair ?

Pourquoi vous obstinez-vous à vouloir vivre à Paris, chère demoiselle ? Vous feriez si bien dans un bordel de province !

Il se fait un sang d'encre.

12 janvier.

Les gens sont étonnants : ils veulent qu'on s'intéresse à eux !

Il consentait à manger très mal au restaurant parce que le patron le connaissait très bien, tout en l'appelant toujours d'un faux nom, autre que le sien.

Notes jetées à la hâte sur le papier : dégraissage du cerveau.

-- Fantec, tu es trop grand, maintenant, pour coucher avec ta mère.

-- Mais je suis moins grand que toi, papa !

Oh ! faire son voyage de noces tout seul !

Baïe. Elle n'a jamais voulu tirer son cheval que par la queue. Quand il tombe, elle ne le ramasse pas, et trépigne de colère. Sans doute, pour elle, un cheval doit savoir se relever tout seul.

Il y a trop de petits os dans ce lièvre : on a l'air de manger ses dents.

-- Il a fait un article sur vous.

-- Y en a-t-il long ?

La bonne, dans sa cuisine, fait beaucoup de tapage en remuant ses casseroles pour couvrir le bruit du monsieur dérangé, à côté, dans les cabinets.

13 janvier.

B..., pour voir s'il est bon à marier, essayant quinze jours de collage avec une pauvre petite femme qui voudrait le retenir ; mais, plein de scrupules, il s'éloigne... ou reste.

15 janvier.

Que ne fait-elle, de temps en temps, brûler dans son coeur du papier d'Arménie !

Comme ces grands châteaux dont on ne voit qu'un peu de fumée.

Se pousser dans le monde avec une charrue devant soi.

-- Il recherche trop la simplicité.

-- Qu'est-ce que ça fait, s'il la trouve ?

D'Esparbès, officier d'Académie, se demandait l'autre jour, avec une sorte d'épouvante d'illuminé, ce que Goethe et Napoléon se sont dit dans leur entrevue de Weimar.

D'abord, ils se sont dit bonjour, puis :

-- Je suis bien heureux de vous connaître.

-- Le plaisir est partagé.

-- Vous faites un beau bruit dans le monde.

-- Il y a, comme partout, des braves gens dans l'armée. Et vous nous préparez quelque chose ?

-- Oui... une machine... en vers ou en prose.

Puis, il y a gros à parier qu'ils se sont dit :

-- Au plaisir de vous revoir.

Le copain qui vous fait une visite parce qu'il a lu votre nom dans les journaux.

On le reçoit froidement, mais il est exubérant, et il dit :

-- Te rappelles-tu la pile que je t'ai flanquée un jour ?

A Madame :

-- Si vous aviez vu !... Il me mordait, rageait et hurlait !

A moi :

-- Tiens, voilà comment je t'ai pris.

Et il fait voir sur l'enfant. Il simule la lutte.

-- Absolument comme ça ! Tu ne m'en veux pas ? Ah ! pour la tête, tu es un malin, mais, par exemple, pour le corps, tu n'as jamais été qu'un freluquet. Tout le monde te tombait dessus. Ah ! t'en as reçu, mon vieux, des tripotées !

L'imbécile ! Il va rester à déjeuner. Et je l'invite à déjeuner ! Et il passera la journée !

17 janvier.

On se lève, frileux, avec un sourire énigmatique et persistant. Nous n'aimons de façon sentimentale que les femmes de nos rêves, de nos sommeils, celles qui déposent dans notre coeur une petite fleur bleue qui vit encore une heure, une matinée après notre réveil.

18 janvier.

Poète ? Non. Je n'ai de ma vie touché une lyre.

Poète, il lui eut fallu une tour Eiffel en ivoire.

19 janvier.

Esprit facile, descendez en nous !

Il n'écrit pas : il grossoie.

En cet instant, si je frappais sur mon coeur, il rendrait un son argentin.

20 janvier.

Elle ne lisait que les livres qu'elle prenait au cabinet de lecture, en suivant le catalogue par lettre alphabétique, et elle n'avait pas encore pu sortir d'Amédée Achard.

La plus franche cordialité cessa de régner.

Fantec cherchant la clef qui fait marcher les vrais chemins de fer.

22 janvier.

Comme un monsieur faisait la cour à deux dames qui avaient des dents fausses :

-- Oui, dit Veber : il voudrait manger à deux râteliers.

-- Je ne comprends le vers que sans lyrisme, dit Docquois.

23 janvier.

Ma place au soleil : ce rayon est à moi.

24 janvier.

Le secrétaire de Daudet a vu, un jour, une boule rouge qui « marchait » sur la route, qui a passé devant lui, l'a renversé sans le toucher, et est allé tuer un peuplier, qu'elle a cassé comme une allumette. Il n'a pu ensuite que se mettre au lit, après avoir télégraphié à Daudet : « Impossible venir dîner vu boule rouge me couche. »

Il montrait le bout de son oreille à son oeil de derrière la tête.

25 Janvier.

Et puis, il y a la mort. Vous ne songez donc jamais à la mort, et que nous allons tous pourrir ?

Il paraît que Barrès n'aime pas du tout la littérature de Schwob.

-- C'est la haine des gens maigres contre les gens gras, dit Lorrain.

Il faudrait, en effet, distinguer le fantastique précis, analytique, géométrique, justifié, de Poe, du fantastique de ceux qui imitent ce qu'il y a en lui de moins bon, de cette terreur qui consiste (Lorrain) à voir des pieds nus sous les portes, des rideaux écartés par une main, et des mains de femme franchement coupées sur le marchepied d'un wagon, et à voir (Schwob) des gens dans un brouillard de Londres, qui collent aux visages des passants un masque de poix, et les étouffent presque, et les traînent, ce qui fait dire aux autres passants : « Voilà encore un homme saoul ! » Le fantastique qui n'est que le rêve d'une imagination déréglée, pas dégraissée, n'a rien de commun avec le fantastique de Poe. La vie peut se passer de logique, la littérature, pas.

-- Monsieur n'est pas là.

-- Dites-moi qu'il n'est pas là, mais dites-lui tout de même que je suis ici, et que je veux lui parler.

26 janvier.

Si tu pouvais voir sur ce jardin la couleur dont le teint mon esprit !

D'Esparbès est un garçon qu'on embête avec Renan.

Les hommes sentent leurs vices Marzac pue l'envie. Le fiel lui brûle la peau, et sa poignée de main suinte.

On m'avait dit qu'il y a, dans les journaux, des littérateurs de vaisselle, sorte de cuisiniers spécialement chargés de faire des saletés aux hommes de talent, de rayer un mot de leur manuscrit ou d'en ajouter un, de supprimer, de recoudre. On me l'avait dit, mais je ne voulais pas le croire.

27 janvier.

Je ne vais dans le monde que quand j'ai envie de ne pas m'amuser.

Prononcer vingt-cinq aphorismes par jour et ajouter à chacun d'eux : « Tout est là. »

Il passe son temps à chercher des gens du même avis que lui.

Caresse : une calotte de velours.

Ses pieds laissaient des empreintes de petits violons.

En dormant sur son bras elle s'est mis des écrouelles à la joue.

Tristan Bernard : une petite tête d'enfant chaude comme une pomme de terre en robe de chambre.

Ce ne sont pas les rentes qui nous manquent : c'est l'argent de poche.

Nous sommes amis comme ça, mais commencez le premier ! Dites-moi, écrivez sur moi quelque chose de désagréable, et vous verrez comme je vous répondrai, et quelle bonne haine réciproque couvait chacun de nous deux.

30 janvier.

Ce qui me donne le plus de fièvre, c'est encore de feuilleter un indicateur de chemins de fer.

1er février.

Elle se faisait quotidiennement servir le thé dans un cercle de figures de cire.

Mommsen a dit : « Les Français sont très honnêtes », rapporte Schwob. « Quand je donnais un sou de pourboire aux cochers, ils me rendaient mon sou avec toute sorte d'injures. »

Il ne discutait pas. Il disait seulement d'un petit ton sec : « J'aime ça... Je n'aime pas ça. »

2 février.

La mélancolie soudaine de celui à qui l'on dit : « Vous savez que je pars en voyage ? »

Aujourd'hui les hommes de lettres prennent copie de leurs lettres afin que la postérité puisse sans trop de mal réunir leur correspondance.

Le ciel est plein d'yeux sanglants. Le ciel, la plus belle queue de paon du monde.

3 février.

Vrai, cette pièce d'Hauptmann m'a ému. Je sens quelque chose là, dans le gros intestin.

Un ami de Schwob vient lui emprunter La Seconde Vie de Michel Tessier.

-- Prenez, dit Schwob, mais à la condition que vous ne le rapporterez jamais.

4 février.

Les enfants devraient être des apparitions facultatives.

Il marchait sans bruit, comme un poisson.

Il n'avait besoin que de deux amis et d'un ennemi, juste ce qu'il faut pour se battre en duel.

Quand Fantec me revit au bout de quinze jours, il me dit que j'avais grandi.

Le fil télégraphique de son lorgnon sur la porcelaine de son oreille.

Les articles qu'on fait, à la sortie des théâtres, sur le pavé gras et qu'on ne publie jamais.

Les cent francs que je lui ai prêtés, il les avait déjà dépensés en démarches pour me les emprunter.

Voyage Nice du 4 au 19.

Seul le marchand de programmes avait un petit banc qu'il portait sous son bras en toute propriété ; et il l'offrait à une dame, le plaçait sous ses pieds, attendait un peu, et le reprenait si on ne lui donnait pas tout de suite un pourboire.

Il avait un rôle où il devait roter pendant cinq actes.

Affiches : dents à crédit, payables 5 francs par mois. Dents pour soirées, payables d'avance et garanties saines.

Le bouton de culotte du chanteur. Il brillait comme une épingle de cravate mal placée. Un musicien lui fit signe. Il fit un grand salut, aperçut son bouton, rougit, hurla. La salle riait. On dut baisser le rideau.

La diseuse impeccable aux bras de charbonnière.

Goûté une banane pour la première fois de ma vie. Je ne recommencerai pas, jusqu'au purgatoire.

Bien manger, bien dormir, aller où l'on veut, rester ou l'on se plaît, ne jamais se plaindre, et, surtout, éviter comme la peste « les principaux monuments de la ville ».

Pour deux sous, il voyait encore d'autres paysages étrangers dans les kaléidoscopes des gares.

Ça sent le pays pour tous.

Voyager doucement, comme un poisson mort.

Elle pressa les yeux de la langouste pour lui faire battre de la queue.

Un teint d'une telle sensibilité qu'il change avec les nuages, comme la mer.

Vous tenez à moi, à mon coeur, comme un coquillage au rocher.

Il y a un certain plaisir d'orgueilleux à se laisser voler par ces gens-là.

J'envoyai une dépêche. Ils attendirent jusqu'à dix heures. L'unique garçon s'était mis en habit, et la bonne en bonnet blanc.

Les grands cuirassés rouges au soleil comme des tuileries sur la mer.

Toulon. De grands mouchoirs à carreaux pendent aux arbres. On y voit la place de Victor Hugo et son petit-fils.

20 février.

Les mauvais pas.

Céder sa place à une dame dans un omnibus. Et quelquefois elles vous reçoivent si mal !

-- Merci, monsieur. Je ne suis pas fatiguée.

-- Je vous en prie, madame.

-- Non, monsieur. J'aime mieux rester debout pour prendre l'air et regarder la campagne.

On se rassied, penaud comme quelqu'un qui s'est levé avant d'être arrivé et quand ce n'était pas son tour, comme un bon petit élève qui veut à toute force réciter sa leçon qu'il sait si bien et auquel le maître d'école dit sèchement : « Asseyez-vous ! »

La vieille qui tâtonne avec son bâton au bord du trottoir et regarde de droite et de gauche. Tant pis, j'y vais ! Mais elle me sourit, me complimente : avec les jeunes, il y a toujours de la ressource. Elle voudrait faire la causette. Si elle ne se dépêche pas, je la lâche, je la fais écraser. Elle me remercie, pose ses doigts sur ma manche. Qui est-ce qui lui demande quelque chose ?

Et je me sauve, rouge, honteux de ma bonne action ridicule.

J'aime à lire comme une poule boit, en relevant fréquemment la tête, pour faire couler.

Vu Louis Ganderax. Décoré, gros, satisfait, un Marcel Prévost avec moins de cheveux, plus de barbe, et des lunettes.

-- Si vous avez une idée, venez, nous en causerons.

-- Voulez-vous des fantaisies ?

-- Oh ! ma clientèle, qui, je crois, sera surtout étrangère, n'aime ni l'esprit, ni l'ironie. Que de Français, d'ailleurs, sont étrangers ! Ainsi, le vieux Buloz...

Suit une histoire interminable, qui prouve que Buloz ne comprenait rien à l'ironie.

-- Alors, dis-je, pourquoi m'avez-vous fait venir ? Vous voulez faire concurrence à La Revue des Deux Mondes en étant une autre Revue des Deux Mondes ?

22 février.

Je t'aime comme cette phrase que j'ai faite en rêve, et que je ne peux plus retrouver.

-- Oui, dit Schwob. J'ai reçu une invitation pour la représentation d'Une journée parlementaire de la part du Figaro. Mais j'ai répondu qu'à mon grand regret il me serait impossible d'y aller. Et je suis sûr d'être le seul à avoir fait ça. Et je suis très content de moi. Je trouve honteuse la réclame que se fait Barrès. C'est un crime de faire une pièce avec Baïhaut. Qu'il fasse donc une pièce avec lui-même ! Ce sera encore plus ignoble, et, au moins, ce ne sera pas lâche.

Je peux dire que, grâce à Poil de carotte, j'aurai doublé ma vie.

Aujourd'hui, trente ans, et je sens mourir tout autour de moi des flots de mélancolie.

Un de mes professeurs de rhétorique, M. Roy, me disait : « Vous passerez par l'École Normale et vous ferez tout de suite de la littérature. Mais, je vous en supplie, n'écrivez pas avant d'avoir trente ans. » Je les ai, et quatre ou cinq livres derrière moi. Sais-je mieux ou moins bien écrire que si je n'avais jamais écrit ?

Quand tu écris une lettre, pense que, sous le sceau du secret, elle sera communiquée à tout le monde.

-- Les mots qui ont la poussière du voyage, dit Tristan Bernard.

Et toi, cher ami, es-tu bien ? N'as-tu plus à souffrir des voisins frivoles, et, si tu vérifies mon amitié, ne vois-tu pas trop clair, et qu'il s'y mêlait de l'envie avec un peu d'hostilité taquine ? Comme c'est doux, de se rappeler qu'on a vécu dans l'intimité de ceux qui sont morts !

Trente ans ! Et, maintenant, je suis sûr de ne pas échapper à la mort.

Parfois, ce que j'écris me semble de la littérature de furet.

23 février.

Avec les idées qu'il épouse Barrès ne fait jamais que des mariages de convenance.

Si vous pensez du bien de moi, il faut le dire le plus vite possible, parce que, vous savez, ça se passera.

24 février.

-- Je me suis interrogé, sondé, dit Bernot, et je me suis répondu que, depuis l'âge de dix ans, je n'avais pensé qu'à la littérature. Dernièrement encore, un ami me disait : « Comment ! Toi, tu es marchand de vins en gros ? Mais, mon pauvre garçon, il faut lâcher ça tout de suite ! Tu ne feras rien dans le vin » Alors, j'ai vendu mon fonds, et me voilà prêt à l'épreuve. Je n'ai pas besoin de gagner de l'argent tout de suite. J'ai gardé une petite affaire qui me permettra de vivre. J'ai vingt-sept ans. J'ai fait des tas de vers et de prose. De quel côté vas-tu me lancer ?

26 février.

-- Axel, oui, c'est beau ; mais une cathédrale aussi, c'est beau, et, pourtant, si l'on vous jouait une cathédrale !... Et ce docteur Janus avec ses bottes, qui avait l'air de l'égoutier de la science !... « Corps splendide », « ciel radieux », avouez qu'il ne s'est pas foulé pour trouver ces adjectifs.

Et d'autres admiraient, parce qu'ils avaient peur de paraître ridicules.

Enfin, elle avait fini. Nous poussâmes un gros soupir d'applaudissement.

27 février.

Ce qui n'est pas du théâtre m'ennuie, mais ce qui est du théâtre m'ennuie aussi.

28 février.

Antichambre de Flammarion. -- Une petite femme brune, sèche, parle au petit employé qui ne sait que lui répondre.

Elle a fait, hier, l'essai de son titre sur des bourgeois, des artistes et des hommes du monde. Ils faisaient une tête ! « Je ne bois que de l'eau à chaque repas, un demi-verre d'eau où il avait mis une goutte de vin blanc pour lui donner du goût. »

Paul Adam lui fera un article. Elle n'aura pour elle ni Le Figaro, ni L'Écho de Paris, ni Le Gaulois_. Mendès voulait la pousser dans un café pour lui faire boire des liqueurs fortes. « Il est très gentil avec moi, mais il ne peut pas me souffrir. Nous nous disons poliment des choses désagréables. Je suis peut-être bête, mais j'ai peur des bombes. Je mourrais bien tout de suite, mais, avoir un bras cassé, un oeil crevé, non, je n'y tiens pas. »

1er mars.

Direz-vous qu'il est idéaliste, celui qui parle de temps en temps des étoiles du firmament et lit Flammarion dans le train ?

Je trouve cette jacinthe admirable. Elle n'a pas besoin d'amour. Elle ne se nourrit que d'eau fraîche. Car, enfin, si l'on te mettait comme elle dans un pot, tu n'irais pas loin.

Et les sauterelles qu'on décapite, et qui, sans perdre la tête pour si peu, d'un coup d'ailes s'envolent par la fenêtre !

Le docteur prit la tête. Il sentait tomber sur sa cuisse des gouttes de sang chaud. Il lui tira l'oreille et lui souffla sur les yeux. Il lui pinça le nez, mais Vaillant ne répondit pas. Pâle et déjà froid, il avait vraiment perdu la tête.

Les tuer, d'abord, et les forcer d'avouer ensuite.

On entendait remuer encorer les oies couchées.

Elles bavardaient de la gorge. Elles soulevaient un peu leurs ailes pour les refermer commodément. Elles s'installaient comme des dames qui se serrent en froufroutant autour du conteur qui va leur dire une histoire.

Et lui, quand il les tenait, il avait la coquetterie de leur demander :

-- Faut-il continuer, mesdames ?

Le froid désordre de Gustave Doré.

2 mars.

Gêné comme quelqu'un qui fait trop de bruit dans un vase.

Il y a le bavardage insignifiant, et le bavardage pompeux qui signifie moins encore.

-- Il ne peut y avoir que deux jeunes revues, dit Pierre Louÿs : celle de la rive droite, et celle de la rive gauche, Verlaine d'un côté, Mallarmé de l'autre.

-- Faguet est « enthousiasmé » de Bonne Dame, dit Estaunié.

Jeantet me dit :

-- Nous vous paierons comme les poëtes, car, enfin, c'est un peu des vers, ce que vous faites. Faire un livre sur Chitry et dire, par exemple : « Ce cochon, je l'ai vu, je le connais et j'ai mis ma canne dans l'anneau de sa queue. Nous avons ensemble d'excellentes relations. »

Régnier me demande trop d'attention. Je lis péniblement ses contes durs. Encore, s'il était mort !

Une grosse femme dont l'amour pesant l'aplatissait comme un calepin.

-- On s'efforce de faire du Christ un homme, dit Bosdeveix. On s'efforce de faire de Napoléon un dieu.

Je t'aimerai, le temps de voir dans ce grain de beauté une verrue.

3 mars.

Pour que le chef-d'oeuvre vienne à vous, au moins faites-lui un signe.

L'ombre d'un arbre mort.

5 mars.

Il met de la haine ou de l'amour en bouteille de Leyde.

Une grande oreille où il pouvait aisément se servir de son pouce comme auriculaire.

Nul n'aura de talent hors nous, moins mes amis.

Hier, nous étions quelques-uns réunis chez Vallette pour faire, du Mercure, une société anonyme par actions. Et nous étions honteux de notre ignorance, et nous tâchions de la dissimuler par des attitudes des hochements de tête d'hommes d'affaires, et nous nous taisions prudemment, et celui qui parlait par hasard roulait dans sa bouche endolorie des mots techniques qui lui faisaient mal comme des aphtes.

6 mars.

Schwob va vers la mort, et, lui parti, je reprends vite mes soucis journaliers, ma vie puérile.

Barrès soutient avec des procédés d'enfant une autorité qui l'embarrasse.

A mon hôte :

-- J'ai redemandé de ton plat, non parce que je l'aimais, mais par politesse, et pour t'empêcher de t'apercevoir que je ne l'aimais pas.

Je serais anarchiste si j'étais malheureux. Mais je n'ai pas à me plaindre.

-- Comment pourrais-je être à la fois anarchiste et satisfait ?

Un paysan, c'est un tronc d'arbre qui se déplace.

Sachez écouter. Malheur à celui qui, sans la ramasser, laisse tomber une parole d'or de la bouche d'autrui.

-- Nous ne voyons jamais un paysage que comme une toile de fond, dit Willette.

La fatigue de nouer jusqu'au bout ses cordons de souliers.

Ne peut-on pas dîner chez les gens et ne leur trouver aucun talent ?

De ce grand corps, il ne sortait que la voix de sa femme.

La vie est arrangée pour qu'à chaque instant le plus faible soit le plus fort, et que le plus bête ait le plus d'esprit.

9 mars.

Je n'ai rien oublié d'elle, que sa mort.

10 mars.

Pour bien arriver, il faut d'abord arriver soi-même puis, que les autres n'arrivent pas.

Son genre d'esprit : il ne faut pas abuser, même des pires choses.

Comme toute comparaison originale doit forcément, à la longue se banaliser, n'en jamais faire.

12 mars.

Le critique de livres ne lit plus que sa critique, que lui rédige son secrétaire.

-- J'ai la prétention, dit Courteline, d'être l'homme de France qui a le plus de bon sens.

14 mars.

Songe-t-on à jalouser M. Bertin qui lit des vers au petit lait, dans le monde bureaucratique, le jour de réception du sous-chef ?

Vraiment, aussi, il trouve que cet arbre a trop l'air en bois.

15 mars.

Notre vie, c'était comme un lac d'amitié traversé par un courant d'amour.

16 mars.

Le soleil ne s'est pas levé aujourd'hui. Il a sucé un peu de neige et s'est recouché, bien affaibli.

Lire une page de ce livre et le poser, pour ne plus le reprendre.

17 mars.

Lire un livre du bout du pouce.

Pierre Sales raconte à Collache mon élection. Devant l'hostilité de quelques vieux membres, Zola dit : « Messieurs, si nous ne sommes pas sûrs de faire passer M. Jules Renard, il faut remettre l'élection, car la Société des gens de Lettres se rendrait ridicule. » Et M. Edmond Thiaudière ajouta : « Je viens seulement de lire un de ses livres : c'est plein de chefs-d'oeuvre. »

Il ne faut pas avoir trop faim pour bien manger, car, dès qu'on se met à table, on n'a plus faim. De même il ne faut pas se sentir trop passionné quand on veut écrire.

20 mars.

D'une race d'escargots plus sensibles et dont les cornes ne sortent jamais.

Un goût si mauvais que c'est encore du goût.

Chiromancie. Quand on a l'index plus court que l'annulaire, on préfère la gloire à l'argent ; mais, si l'on se suce l'index de façon à l'allonger, on a tout de même des chances de devenir riche. Un doigt effilé est signe d'imagination : sucez donc votre doigt avec opiniâtreté. Un doigt carré est signe de raison : écrasez-vous donc le pouce, et nul n'osera vous contredire, etc., etc.

Graphologie : mettez les points sur les i, et votre esprit deviendra net. Paraphez en coup de sabre, et vous n'aurez pas peur.

La gloire d'hier ne compte plus ; celle d'aujourd'hui est trop fade, et je ne désire que celle de demain.

21 mars.

Vous devez faire dans ce journal des choses très bien, mais précisément. Je ne lis pas ce journal.

On se met en colère contre les vieux, mais je vois très bien que, dans deux ou trois années, je ne pourrai plus lire un livre de jeune.

22 mars.

Qui dira, qui peindra les étranges choses que je vois !

L'orgueil de dire, quand tout va mal : « Ça va bien. »

24 mars.

Vu hier Anatole France. Il me parle de L'Écornifleur, qu'il aime beaucoup, beaucoup. C'est toujours un plaisir que d'entendre les gens vous louer mal. Je lui demande pourquoi il m'a appelé « le plus sincère des naturalistes ».

-- J'entends par naturaliste, dit-il, qui aime la nature.

Tout va bien. D'ailleurs, ça n'a pas d'importance. Il aura l'occasion de reparler de moi et se rattrapera, comme les autres.

Je lui dis :

-- Mon procédé est très simple. Je m'intéresse à ce que je fais, et je tâche d'y intéresser les autres.

Et France, avec sa tête vissée se retournait du côté de Veber, et disait :

-- C'est très bien, ce qu'il dit là. C'est très bien.

Pierre Veber. Il ne parle pas, mais, avec l'élancement d'une jeune chèvre, il broute une branche.

-- J'ai beaucoup de volonté, dit-il.

Poil de Carotte. Ce frisson dont il tremble à l'approche du ridicule.

Mot de femme : « Elle est jolie, mais elle le sait trop. »

25 mars.

Ensuite, ils mangèrent un plat de gravier où il y avait quelques lentilles.

Il écrit à vol d'oiseau.

Du talent, tu en as assez. Maintenant, perfectionne un peu ta morale.

-- Il court, il court, le furet !

-- Pour quelle maison ?

28 mars.

Penser, c'est chercher des clairières dans une forêt.

29 mars.

Mon cher directeur, vous avez tort de ne pas prendre aujourd'hui ma copie. Elle est bonne. Je la soigne. Avec elle je veux me faire un nom. Je manque d'habileté pour tromper les autres, et d'indifférence pour me tromper moi-même. Prenez-la, car, plus tard, vous me la paierez très cher, quand elle ne vaudra plus rien.

Ce soir, commander le bouillon de poule, tandis que l'invité n'y est pas : lui laisser les plats mensongers et les filets plus faux encore.

-- Oh ! Je n'ai pas de jour, mais je reste un jour par semaine à la maison pour coudre, et pour permettre à mes amies de venir me voir.

Ce n'est pas difficile, d'être exquis de temps en temps ; mais l'être tout sa vie !...

Les revenants de Salis font entendre, au lieu d'un bruit de chaînes, un bruit de verres cassés.

Willette, qui a l'air d'un oiseau élevé par des serpents, dit :

-- Un paysan est un accident de terrain.

Et sa femme lui dit :

-- Tu bois trop d'absinthe, Pierrot.

-- Vous croyez tous ces racontars ? dit Verlaine. Je ne me saoule, monsieur, que pour soigner ma réputation, dont je suis l'esclave. Je ne me saoule que quand je vais dans le monde.

Palmier, arbre absalonien, aux cheveux de poëte idéaliste.

Je serai un petit enfant, et il faudra bien me soigner, me dorloter, me couper mon bonheur dans une assiette, me l'écarter sur ma tartine.

Notre amitié ne pouvait pas durer : nous nous sommes trop vides l'un l'autre.

C'est le premier jour de l'année, et, grand Dieu Seigneur ! ce n'est sûrement pas le dernier.

Me réserver dans le Mercure cinq ou six pages où, sous le titre du Grand Saint Éloi, je ferai un peu ce que fait « le Chasseur de chevelures », où je dirai sous l'anonymat des choses énormes.

Le mot que Barrès écrit le plus, c'est « émotion » ; mais, ce qu'il a le moins, c'est l'émotion.

A l'affût, j'attends tout ce qui me passera par la tête.

Paul Hervieu : « Bon ! » dis-je. « Voilà encore... » Et déjà, ivre de « vingince », j'ai pris Diogène le Chien, et, l'ayant lu, je ne me suis pas envoyé dire : « Imbécile ! »

31 mars.

Les gens qui veulent suivre des règles m'amusent, car il n'y a dans la vie que de l'exceptionnel.

Un jardin d'une vingtaine de mètres qu'il avait fait enclore de murs pour pouvoir y chasser en tout temps.

2 avril.

Fausse nouvelle de Tristan Bernard : « Les bureaux du Journal sont transformés en vastes entrepôts de vins. On a congédié tout l'ancien personnel. Seuls ont été gardés MM. Fernand Xau, Alexis Lauze et V..., dont les connaissances spéciales seront très utiles à la nouvelle entreprise. »

J'ai horreur de l'originalité.

Les gens heureux n'ont pas de talent.

Il est vrai que nous ne lisons pas assez Lycurgue.

3 avril.

-- Ils s'en fichent, du théâtre ! Ce qu'ils veulent, c'est frapper sur un tambour à peau bien raide.

4 avril.

Dans le monde, multiplier son ennui par celui des autres.

-- Camille Mauclair, cette pâle jeune fille, aux dents de loup, dit Hervieu.

Vandérem « faisant une exécution », refusant d'accepter la main des trois Natanson parce qu'on a mal parlé de La Cendre à La Revue blanche.

Elle me dit qu'elle lit mes ouvrages à sa fille qui a dix-huit ans et qui s'occupe beaucoup de littérature.

5 avril.

Quelques-uns, Marcel Schwob, par exemple, aiment les écrivains étrangers quels qu'ils soient, par goût du dépaysement. Moi, je me défie d'eux, par goût de mon intérieur. Pour que je leur trouve quelque talent, il faut qu'ils en aient le double. J'ai lu du Mark Twain, hier, pour la première fois. Cela me paraît fort inférieur à ce qu'écrit notre Allais ; et puis, c'est trop long. Je ne supporte que l'indication d'une plaisanterie. Ne nous rasez pas ! Et puis, il y a la traduction, ce crime de gens malhonnêtes qui, ne connaissant ni l'une ni l'autre langue, entreprennent avec audace de remplacer l'une par l'autre.

Les gens qu'on connaît de vue, et jamais de nom. Dans une réédition d'A vau-l'eau, Huysmans maintient une faute que Jules Lemaitre lui avait signalée : « Un grand découragement le poigna. » Peu importe de faire des fautes de français quand on ne sait pas la langue ; mais, quand on la sait, pourquoi s'entêter ? Les fautes voulues n'ont pas de valeur.

6 avril.

Vallotton, un air doux, simple, distingué, des cheveux plats nettement séparés par une raie bien droite, des gestes sobres, des théories peu compliquées, et je ne sais quoi de très égoïste dans tout ce qu'il dit.

Titres : Les Tablettes d'Éloi. Les Tablettes d'argile.

La vérité sort de la bouche dentelée des blanches marguerites.

7 avril.

Pour détruire les mouches, se mettre tout nu et s'enduire de glu liquide, mélangée d'un peu de miel ou saupoudrée de sucre, et se promener dans sa chambre. Les mouches attirées viennent se coller sur votre peau. Vous les prenez comme vous voulez. Le procédé manque d'élégance, mais il est infaillible.

L'insupportable procédé de Twain. Ces gens-là doivent s'exercer à pincer les lèvres avant d'écrire.

8 avril.

Société des gens de lettres. -- Étonnant, comme ils savent peu parler !

M. Zola me dit :

-- Monsieur, nous sommes très heureux d'avoir fait votre acquisition.

Il y avait aussi un petit vieux, tombé dans un fauteuil, qui cherchait à attraper un bras, un pan de redingote pour se faire traîner jusqu'à l'urne. M. de Kératry distillait et vaporisait sur Zola. A voir tous ces inconnus de figure, dont le talent m'était encore plus inconnu que la figure, je me sentais tout modeste.

Un membre qui n'est pas content (on ne gagne plus sa vie dans ce sale métier-là !), M. Marc Anfossi, je crois, s'écrie, s'adressant au comité :

-- A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Un autre parla de l'immortel commentateur de Bossuet, Brunetière, et de l'armée qui saurait bien, encore une fois, chasser l'étranger. Th. Cahu a parlé de « sous-entendus formels » Ernest Daudet ne parvient pas à se faire entendre. Marcel Prévost fait une quête de voix pour Toudouze, et on dirait qu'il parle à de jolies femmes.

9 avril.

On se voit trop, on se voit moins, on ne se voit plus.

-- Pourquoi êtes-vous méchant ?

-- Parce que je n'ai pas la force d'être bon.

Nous ne pouvons plus nous voir, mais nous aimons encore à nous écrire. Notre amitié est devenue littéraire. Elle se sert de phrases bien faites et de sous-entendus, de réticences, etc. Et on exagère : « A X., mon cher ami, son ami reconnaissant, fidèle jusqu'à la mort. » Eh ! bien, puisqu'il est mort, je n'ai plus besoin de lui rester fidèle. Je ne l'aime plus.

Tout le jour, je me suis drogué de tristesse.

La douce manie de l'épigraphe en latin.

10 avril.

L'homme est un animal qui lève la tête au ciel et ne voit que les araignées du plafond.

Jean Aicard, un peu, un peu plus qu'un Jean Rameau, un Jean Rameau et quart.

Elle me dit :

-- Quand il rentre d'avec ses maîtresses, je le lave physiquement et moralement. Je ne vous conte pas cela pour vous raser, monsieur mais parce que je le vois aller à vau-l'eau, son talent perdu aux mains de cette fille que je n'ose nommer. Moi, je suis une femme propre. J'ai dix ans de plus que lui, c'est malheureux. Je ne veux pas entraver sa vie. Je le laisse libre ; mais, dernièrement, ses parents, qui me connaissent, qui savent ce que je vaux et que je travaille, car je travaille, moi, monsieur, lui ont envoyé une photographie de lui quand il était petit et lui ont dit : « Remets-ça à qui de droit. » Qui de droit c'était moi. Oui, monsieur ! Ses parents m'ont donné la photographie de G... enfant.

11 avril.

Aurélien Scholl sort d'ici avec sa rosette d'officier moins rouge que ses yeux. Il a gagné beaucoup d'argent : une année, 120 000 francs, mais aujourd'hui il en gagne peu, et il trouve que les jeunes revues ont trop de tendances à la commandite. Il ne peut plus s'asseoir dans un fauteuil : c'est trop bas. Il lui faut une chaise.

Quand il me quitte, je lui dis de prendre garde à l'escalier, qui est obscur. Il me répond d'un ton jeune qu'il n'y a pas de danger, mais il descend lentement ; ses pieds tâtonnent, ont l'air d'écraser des choses sur chaque marche. Et il sent que, là-haut, de mon palier, penché sur la cage, je le surveille, que j'ai peur d'une catastrophe, et, pour me rassurer, il chantonne, ou pour montrer que, s'il descend ainsi, c'est parce qu'il le veut bien et qu'il n'est pas pressé.

12 avril.

A la Haye, dit Courteline, les gens sont tellement propres que, quand ils ont envie de cracher, ils prennent le train pour aller cracher à la campagne.

13 avril

-- Un journal, ce n'est pas beaucoup plus littéraire qu'une table d'hôte.

14 avril.

-- Dieu, celui que tout le monde connaît, de nom. Quelques photographies et une bonne loupe, et je voyage suffisamment.

15 avril.

Ridicule comme quelqu'un qui, de joie, lève une jambe et tombe sur son derrière.

Goncourt échafaudant sur des chenêts Louis XV, avec des pincettes Louis XVI, des bûches fumeuses qui retombaient toujours.

Merki voulut faire entrer un éléphant dans le Mercure de France : la queue, seule, ne pouvait point passer.

16 avril.

Pâle comme la blanche chicorée des caves.

17 avril.

L'Impérieuse Bonté. La phrase des Rosny, telle une personne un peu ivre qui marcherait de travers sur une route magnifique.

18 avril.

Il voyait le moins de personnes qu'il pouvait afin de s'épargner le plus possible l'ennui des enterrements.

Les cavernes des loges où grouille la bêtise.

Prendre la vie au sérieux burlesque.

19 avril.

Faire quelque chose sur le crédit et le débit de l'amitié.

Défie-toi de ta fantaisie. Je n'aime que les gâteaux qui ont un peu le goût du pain.

Le blanc cadavérique des maisons par temps d'orage, et le bleu de dents gâtées des fenêtres.

21 avril.

J'aime la pluie qui dure un jour, et je ne me crois bien à la campagne que quand je suis crotté.

Vu de la Villehervé, lamentable, le dos comme voûté par la crainte d'autres coups de couteau, la tête basse, les mains dans les poches, l'oeil tourné en dedans vers le passé, du côté du crime, un assassiné impressionnant comme un assassin.

-- Je vous ai donné mon prix, donnez-moi le vôtre, maintenant.

-- Mon prix, c'est : rien.

-- Ouvrez ces placards. Regardez-moi ces matelas. (Justement la laine de l'un d'eux sortait, comme du coton d'oreilles.) Voilà une cage où vous pourrez mettre un oiseau, si vous en avez.

-- Je n'en ai pas.

-- Vous pourriez en avoir.

Etre franc c'est-à-dire marcher sur les pieds des autres en le faisant exprès... A combien de calottes, de gros mots, etc., on s'expose !

23 avril.

Je paie les duretés de coeur que j'ai eues.

Retombé en âge mûr.

24 avril.

Oui, mais quelle doit être la vie d'Allais ! Il faut qu'il garde toujours son air abruti, qu'il se laisse taper sur le ventre, qu'il écoute sans broncher les « Est-il rigolo, ce type-là ! » du premier venu.

L'Épouse bâillonnée. Elle n'y prit jamais goût. Parfois, elle s'endormait, et il était obligé de la réveiller d'une chiquenaude sur le nez. Surtout, elle n'aimait pas à être dérangée au milieu de son travail. S'il voulait jouer, lui parler gentiment, elle se mettait à coudre.

Tu as assez d'ennemis pour que je ne manque pas d'amis.

Il présentait sa femme en disant : « Mon ordinaire. »

Il voulait qu'elle eût toutes les qualités d'une bonne grosse paysanne, mais il voulait aussi qu'elle fût distinguée comme une grande dame.

D'une épingle elle frappa deux fois le miroir pour s'y changer les yeux en étoiles.

Des idées à peine remuantes, comme des crabes écrasés.

25 avril.

Il venait me voir de temps en temps, pas trop souvent, seulement pour respirer d'aigres bouffées d'amertume.

Ne confondons pas l'homme intelligent avec l'homme de talent.

Il fut toujours sentimental : la petite fleur bleue avait en lui des racines de chêne. Les plus fortes tempêtes ont passé sur elle sans l'arracher. Elle se refermait un peu pour se rouvrir tout de suite, le temps calmé.

27 avril.

Le bon ménage. Ce qui les amusait, c'était de voir sur la figure des autres les ravages d'un mauvais régime. Les maris avaient encore les narines froncées par un reste de colère, et quelques femmes étaient marquées, aux joues, de taches violettes, dernières traces d'un violent orage.

Et, dès que l'enfant leur paraissait avoir encore embelli, ils le faisaient photographier.

Une cabane si petite et si pauvre que le tonnerre même ne tomberait jamais dessus.

Il serait facile de noter les petits ridicules de Barrès. Aucun auteur de mon âge ne m'exaspère à ce point, ou ne me fait si souvent sourire. Remarquez d'abord la manie qu'il a de s'enfiévrer à tout propos. Et, malgré cela, un charme mystérieux, l'invincible séduction des gens qu'on aime et à qui l'on voudrait résister, au moins pour la forme. Si je ne le connaissais pas, j'avouerais la sorte d'hypnotisme qu'il exerce sur moi.

Les ambitieux, les gens habiles, dont la curiosité vacille comme une flamme de gaz. Ils vont dans la rue toujours flairant. Ils sont à gifler.

Une sensibilité toujours inquiète, qu'il voulait tuer par un travail méthodique dont il fut d'ailleurs incapable.

Nous passons notre vie à causer de ce mystère : notre vie.

La préoccupation de la mort, c'est comme une nacelle d'où l'on peut voir, de haut, le petit monde.

28 avril.

-- Vous connaissez Antoine ?

-- Qui est-ce qui ne connaît pas Antoine !

-- Il est gentil, ce monsieur ?

-- Très gentil. J'ai entendu dire beaucoup de mal de lui, mais on dit tant de choses !

29 avril.

Roinard fait les courses de la Révolution.

1er mai.

A Maisons-Laffitte.

Les autres développent en nous surtout le mauvais instinct de la propriété ; il suffit d'être un instant chez eux pour vouloir aussitôt être chez soi.

Dans une maison meublée, les globes de verre qu'on tourne du côté où ils ne sont pas fêlés. Le vase brisé de Sully-Prudhomme lui-même n'échapperait pas à cette tricherie. Les tapisseries qui sont des Gobelins, et les stores qui marcheront quand on aura donné un peu d'air, et la pompe qui donne 500 litres d'eau par 24 heures et qui coule à peu près comme un nez pris, et le : « D'ailleurs, si vous avez besoin de quelque chose, vous n'aurez qu'à le demander. »

7 mai.

Une jeune femme :

-- C'est joli, tout de même, des soldats en tenue de campagne. Et puis, la musique les aide à avaler la poussière.

L'amour du drapeau, de la patrie, c'est que ce petit soldat perdu dans les rangs, qui traîne un pied, et dont la figure reluit de cambouis, se croit regardé comme s'il était colonel à cheval.

Cette jolie idée de Saint-Pol-Roux que les arbres échangent des oiseaux comme des paroles.

Les oiseaux qui mâchent dans leur bec des brins de paille musicaux.

Le petit coq qui mène toute la bande comme un marquis, et ce petit chien ! Monsieur, vous secoueriez votre pipe sur le mur qu'il vous entendrait, et vos coups de pied ne le feraient pas reculer.

Cela fait peur comme le vent qui soulève les vieilles tapisseries.

Il faut bien laisser refroidir sa prose, comme une crème avant d'y goûter.

Si j'étais très riche, je louerais, pour le plus dur soir d'hiver, le plus vieux des manoirs, et j'y lirais, à la clarté d'une chandelle, les aventures de d'Artagnan, ou celles, moins populaires mais plus admirables, de Sigogne du Capitaine Fracasse.

8 mai.

-- Mais, monsieur, si l'orage faisait tant de victimes, il y aurait déjà, dans les bazars de Paris, des paratonnerres à vingt-neuf sous !

Il ne fait que cracher, et pourtant il ne méprise personne : il est asthmatique.

9 mai.

Quand le merle voit les vendangeurs entrer dans la vigne, il s'étonne surtout de les voir qui n'ont pas, comme lui, peur de l'épouvantail.

A Fantec :

-- Comprends la vie mieux que moi, moins petitement, et garde toujours ta pensée à la hauteur des arbres.

Rêve de grandes choses : cela te permettra d'en faire au moins de toutes petites.

Un sommeil d'enfant que ne troubleraient pas même des cris d'enfant.

11 mai.

Ces locations meublées si douteuses qu'on y coucherait dans des journaux, et qu'on en étale partout.

J'écris tout de même de gentilles lettres. Si les gens savaient, ils voudraient ne jamais me connaître que par correspondance.

Il faut que notre Journal ne soit pas seulement un bavardage comme l'est trop souvent celui des Goncourt. Il faut qu'il nous serve à former notre caractère, à le rectifier sans cesse, à le remettre droit.

Elle donnait volontiers un sou à son pauvre, mais il devait ne venir qu'une fois par semaine. Avec un sou, n'est-ce pas ? un pauvre, quand il est seul, peut bien vivre huit jours.

Il y a, sur ma table, des pensées dans un verre à champagne. Ce doit être un symbole. Il faut faire la noce de temps en temps pour épurer l'intelligence.

-- Papa, dit Fantec, est-ce vrai que le bon Dieu entend tout ?

-- Oui, Fantec.

-- Eh ! bien, il ne doit pas être sourd !

M. Rielter, qui est un peintre « connu », mais qui est surtout mon propriétaire, me refuse des casseroles, et je le menace de l'huissier. Bien que ces petits ennuis me rendent malade, je les adore parce qu'ils me donnent l'illusion d'une lutte pour ma vie. C'est bon, de ne pas regarder à la dépense de son énergie !

Les plus hautes feuilles des arbres impalpées.

Notre amour de la campagne : un feu de paille rural.

Mon âme, qui a glissé sur toutes les pentes, est déchirée et rapiécée comme un fond de vieille culotte.

Les lys noirs des cheminées.

Et des cheveux comme peuvent, seuls, en avoir au derrière quelques chevaux hors de service et particulièrement négligés.

14 mai.

Don Quichotte, c'est une fièvre chaude.

15 mai.

D'une nature confiante, il voyait trop vite l'envers de tout.

Je me plains, et je viens de voir un petit enfant qui a une jambe de bois et qui frappait durement la terre par rage de ne pouvoir suivre les autres.

Inventeur de la ligne-parasol qui permet de se tenir à l'abri du soleil tout en prenant du poisson.

16 mai.

Il ne suffit pas d'être heureux : il faut encore que les autres ne le soient pas.

Ce qui est long et difficile, c'est de se mettre en état d'esprit, de créer l'atmosphère de ce qu'on va écrire.

Mon rêve d'hier renaît aujourd'hui de ses cendres, et, tout entier, je brûle d'une douce flamme. J'oublie mon corps, le monde et mes manies : celle de gagner de l'argent, et celle de friser ma moustache. Tout à coup midi sonne. Il me faut aller déjeuner, m'emplir le ventre, faire la bête, etc.

Mais un singe a grimpé dans l'arbre de ma vie
Et me fait la grimace au plus haut de ses branches.


L'épée de Damoclès : la suspension à la mode du temps.

Il se souvenait avec goût. Dans ce qu'il avait vu le choix se faisait tout seul. Il ne se rappelait que l'essentiel.

17 mai.

Faire quelque chose avec la peur de tuer un veau, un chien, un oiseau, un insecte, une fleur, un légume, une herbe vague, et de marcher sur la terre.

Un souvenir sur Léonide Leblanc. Comme on me présentait à elle, elle dit :

-- En effet, ce n'est pas un petit jeune homme.

Et, gauche, les mains sur les genoux, je subissais l'examen de cette grande cocotte à l'oreille mal faite, qui voulait bien me prendre sous sa protection.

Rousseau converse avec son âme et Goncourt plutôt avec le petit esprit de ses voisins. Jean-Jacques se sent vieux, mais, décrépit, il se préfère aux jeunes gens qui sont en bonne santé.

Les petites bobonnes. -- Celle qui se saoule, allume son feu, casse le charbon avec une bouteille d'absinthe, est aveuglée par la fumée et roule des yeux blancs.

Celle qui donne mes cordelières à son frère.

Celle qui s'en va sans rien dire.

Ma littérature, c'est comme des lettres à moi-même que je vous permettrais de lire.

On écrit toujours ses livres trop tôt.

Il fait calme : mon paysage est au fond de la mer.

21 mai.

Jean Lorrain :

-- Oui, j'ai eu beaucoup de reconnaissance à François Coppée. J'aurais voulu le lui montrer, mais, quand je suis arrivé pour déjeuner, il y avait là Jean Blaize, Abel Hermant... et je n'ai pu que dire à Coppée :

-- Je ne sais comment vous remercier.

Je crois qu'il m'a répondu

-- Mais comment donc ! C'est bien le moins.

Son article a illuminé la vie de ma mère. Je tenais la pauvre vieille un peu à l'écart, non de mon coeur, mais de ma pensée. Sans doute elle serait morte inquiète, avec des doutes sur son fils qui aimait trop les livres. Maintenant, grâce à l'article du grand poëte, de l'académicien, surtout, la voilà rayonnante pour toute sa vie.

Hier, à la Société des gens de lettres, Maël et Rameau, tous deux boiteux, mais d'une jambe différente, se complétaient fort bien pour danser la polka piquée. Il y avait aussi une jeune confrère, jolie de loin et coquettement mise ; mais, quand on s'approchait, on était choqué par son nez, pointu et blanc ; on ne voyait que lui. Il semblait avoir été pincé dans tous les livres d'une bibliothèque, et il défendait la bouche contre la menace du baiser.

Il y avait de vieilles femmes qui disaient :

-- Moi, je ne manque pas une réunion. Je considère cela comme un devoir, et, tout ce que je fais, je le fais sérieusement.

Un vieux noble avait des bagues vertes aux doigts et un foulard rouge autour du cou. Alph. Labitte écartait désespérément sur son crâne une dernière mèche de cheveux. Ernest Daudet, à qui l'on ne faisait que parler de son frère, répondait d'un ton compassé et élogieux, en regardant le plafond. Un autre demandait qu'on organisât, de temps en temps, « des petites réunions de famille ».

Jean Aicard se promenait, le buste droit et l'oeil franc. Il ressemblait au jeune frère du Maître de forges, moins gras, moins grand que l'autre, mais pouvant s'écrier enfin :

-- C'est mon tour !

Ce gros parapluie que semble être un curé dans la campagne.

Fantec appelle une allée de grands arbres un tunnel vert.

Un orage comme on n'en avait pas vu depuis plus de trente ans, comme tous les orages, enfin.

L'azur : « Je suis la grande fleur bleue. »

Les feuilles toutes fleuries de pluie.

Un pigeon se posa sur ma fenêtre et s'envola avec un bruit de serviette claquante.

Une de ces têtes couleur de son qu'elle semblait avoir ramassée dans le panier de justice.

23 mai.

Elle aimait à regarder la campagne à travers des yeux qui pleurent doucement.

Vraiment, ce petit M... que d'intelligence et de prétention : il ignore qu'il ne faut ni trop aimer Ibsen, ni trop mépriser Sarcey.

25 mai.

Il disait modestement : « Il y a en moi du Rousseau et du Voltaire. Il s'agit seulement de savoir qui, des deux, l'emportera. »

Mon coeur était pour vous comme une chaudière brûlante, mais, d'une main maladroite, vous avez renversé la vapeur.

-- Mais oui, Fantec, les arbres vivent.

-- Mais ils ne vivent pas autant que moi, dit-il.

26 mai.

Si vous saviez comme je me sens bon quand je suis tout seul, comme j'ai toujours de bonnes relations avec moi !

Hier, comme je corrigeais au Figaro les épreuves de La Promenade du chien, Bernard Lazare m'a tiré dans un coin et m'a dit :

-- Qu'avez-vous donc fait à Périvier ? Il ne veut pas que je vous mette dans « Ceux de demain ».

-- Moi ? Rien. Pourquoi ne veut-il pas ?

-- Je le lui ai demandé, et il m'a répondu : « Parce que. »

C'est vraiment curieux, cette hostilité, dirait Goncourt, et je me souviens d'un incident dont j'aurais volontiers fait un accident si Huret m'y avait autorisé. Et puis, je me rappelle les débuts modestes de M. Périvier. Je considère aujourd'hui sa haute situation littéraire, et je me dis : « Il suffit d'avoir du talent, une bonne conduite et de l'application, pour arriver. J'arriverai. »

Et, pour commencer, je me ferme la porte du Figaro.

Bernard Lazare :

-- On dira ce qu'on voudra ! Je n'attaque que des gens qui sont plus forts que moi.

Rencontré, hier, sur le trottoir, Mme Bonnetain retour du Soudan. Sa jolie figure au vent, les narines vibrantes, elle donnait le bras à une petite fille jaune, exotiquement parée, qu'elle a adoptée et ramenée de là-bas. Quant à la petite fille blanche, la légitime, elle marchait toute seule et suivait le couple de sa maman et de sa soeur d'élection qui faisait se retourner les passants.

Rodenbach : « Un souvenir d'enfance remonté au fil de mon âme...Les longs doigts gothiques de Mlle Moreno. » Dieu ! qu'il est doux, ce poëte-là, dirait une dame.

Samain, le doux poëte, ouvrant de grands yeux étonnés parce que j'ai dit dans la conversation : « papa Goncourt ».

Le Français crible d'épigrammes surtout ce qu'il voudrait être : le député, et ce qu'il voudrait avoir : le ruban rouge.

Bien tuberculeux, à le juger par la pomme de terre de son nez !

29 mai.

Enfin, me voilà chauve. Tant mieux ! A quoi me servaient mes cheveux ? Ils n'étaient pas une parure, et j'étais la proie de l'être ignoble, le coiffeur, qui me soufflait au visage son mépris, ou me caressait comme une maîtresse, ou me tapotait la joue comme un prêtre.

-- Je viens de me laver les mains, dit Fantec ; et elles sont si blanches que c'est à croire qu'on vient de m'acheter.

-- Qu'importe aux gens que je les méprise, si je leur fais du bien !

Levant la tête, on voyait là-haut, entre les plus hautes branches des arbres, couler une rivière de ciel.

Fantec, auteur, n'étudie qu'une femme, mais fouille-la bien, et tu connaîtras la femme.

A la manière dont il... se fouillait le nez, je vis quel était son genre de talent.

Je n'ai pas eu ce que je désirais tant, et, un peu plus tard, je me suis aperçu qu'il était heureux pour moi de n'avoir pas réalisé mon désir têtu.

Qui donc nous protège ainsi ?

Cette idée que j'ai trente ans me navre. Toute une vie morte derrière moi. Devant, une vie opaque où je ne vois rien. Je me sens vieux, triste comme un vieux. Ma femme me regarde, tout étonnée de me voir si sombre. Mon Fantec me dit : « Alors tu vieillis, papa ? » Et, du dehors, personne ne m'écrit, ne m'adresse une preuve de sympathie, ne s'intéresse à ma lamentable aventure.

Et les arbres tendaient la froide lune eucharistique au bout de leurs branches.

30 mai.

La vie de M. Schwob. Et nous, égoïstes, nous étions agacés par cette façon de souffrir si longtemps à cause d'une morte.

Rodenbach : une littérature de cave fraîche.

Ma littérature n'est qu'une continuelle rectification de ce que j'éprouve dans la vie.

Comme quelqu'un qui cherche fiévreusement dans un livre ce qu'il faut faire pour ranimer le noyé couché sur la rive.

Les feuilles clignent comme des paupières, et on voit un oeil de jour.

31 mai.

Une barbe rare, comme mangée par les grillons.

2 Juin.

Cela juge la critique, qu'un jeune homme de vingt ans, Camille Mauclair, puisse s'y montrer de première force. C'est un genre du même ordre que les courses à pied et le cyclisme.

4 juin.

Il n'achetait que son sel, son poivre et son vinaigre. Tout le reste, il le faisait lui-même. Il ne dépensait pas dix francs par an.

Vu, hier, un jeune homme de vingt ans qui en a déjà passé deux au Vénézuela. Fait prisonnier, a failli être fusillé. Il a traversé une forêt, seul avec un guide qui voulait le tuer pour avoir ses bottes. Le soir, la nuit tombait tout à coup comme une toile noire. Il grimpait sur un arbre, installait son hamac à sept ou huit mètres de haut et disait à son guide : « Reste en bas, ou je te loge, au premier mouvement, un pruneau dans la tête ! » Il ne dormait que d'un oeil. D'ailleurs, des vampires se collaient sur sa face ; le matin, elle était en sang, à son réveil, et couverte de choses visqueuses.

Entre-temps, il fut piqué au genou par un trigonocéphale. Heureusement au genou ! Il pouvait sucer sa plaie, la ronger, la manger, manger la mort qui était là, tapie dans ce coin de chair. Et son guide allumait du feu, au risque de faire flamber la forêt, faisait rougir un éperon et lui brûlait sa plaie. « Et » dit-il, « je vous promets que ça sentait le roussi ! »

Avant de partir, il était allé voir Elisée Reclus qui lui dit : « Vous savez, moi, je ne suis jamais allé là. »

Pour revenir, il était en retard. Le bateau partait déjà ; mais, au risque de tomber et d'être dévoré par les caïmans, il sauta, et un marin le rattrapa à bout de bras.

Parlant de ces pays lointains, il disait : « Là... au coin... plus haut... à gauche », comme s'il avait renseigné sur une rue de Paris.

En amour, des femmes de treize ans, dures comme le fer, mais des négresses surtout, parce que les Indiennes sont presque toutes contaminées.

Comme nourriture, du riz à l'eau, sans sel et sans pain.

Pendant qu'il parlait, mon ennui, c'était de ne pas savoir, malgré les noms qu'il citait, si ces belles aventures se passaient en Amérique ou en Afrique. Je les distinguerai toujours mal.

Il a bien déjeuné, surtout il a bien bu, et il fermente sur le banc, au soleil.

Nous éprouvons une double joie à lire quelque chose de bien, signé par un maître : la joie de lire quelque chose de bien, et la joie de constater que ce maître n'est pas un imbécile.

Elle avait l'aspect vieux de certaines femmes jeunes encore.

Je vis une date gravée sur le mur à la pointe du couteau. Je lui demandai si c'était celle de son mariage, ou d'une fête, ou d'une naissance.

-- Non, me répondit-elle. C'est la date du jour où nous avons mené la vache au taureau. Il y a juste six mois et demi, et je ne trouve pas que son ventre soit gros comme il devrait. Je la tâtais encore tout à l'heure.

Pour certains paysans, la couleuvre n'est qu'une anguille de haie, et ils la mangent comme l'anguille d'eau.

5 juin.

Monographie de la paresse. -- Décrire une journée, et montrer que le cerveau est comme une grosse fleur qu'il faut cultiver tout le matin pour qu'elle s'épanouisse le soir. Et, comme à Paris, on sort surtout le soir, jamais le cerveau n'y atteint à sa maturité complète. A la campagne seulement il peut s'ouvrir tout à fait. Le matin, remuer des journaux, des livres, flairer les idées des autres, écrire des notes du bout de la plume, chercher d'où vient le vent, amener son esprit au point où il a besoin de produire. Enfin, développer cette méthode d'entraînement, de chauffage, avec des mots légers, une langue ni scientifique, ni charabia.

Barrès, Encore un petit âne dans Un amateur d'âmes. C'est une rage. A ce propos, rechercher l'animal préféré de chaque auteur dans ses livres. Moi, j'ai le lapin.

Des rognons luisant comme des marrons, l'écorce enlevée.

Où je serais bien ? Entre deux rayons d'armoire, sur une couche de linge blanc.

8 juin.

-- Moi, dit Léon Daudet, je mets au-dessus de tout Shakespeare et Dante. Victor Hugo et Goethe viennent ensuite, sur la même ligne, mais en second lieu.

11 juin.

Châtrez « désopilant », et vous avez « désolant ».

Le dandinement d'ours des arbres.

Comment, n'est-ce pas ? le tonnerre tomberait-il sur ma maison, quand il peut tomber sur celle du voisin ?

13 juin.

Le cèdre aux cuisses rouges.

14 juin.

Je voudrais un cabinet de travail dont la fenêtre ouvrirait sur une ferme. Je verrais chauffer au soleil le café de la mare, se dandiner les canes, et les oies dresser leurs têtes aux ouïes fines comme des trous d'aiguilles. Devant les vaches rangées dans les étables et soufflant fort, je me dirais : « C'est nous, les hommes qui devrions être à la place de ces grosses bêtes. Pourquoi d'un coup de corne au derrière, ne jettent-elles pas dehors le vacher qui les trait, assis sur son escabeau, et qui vide leurs tétines deux par deux, comme s'il grimpait avec les mains le long d'une corde ? Et, quand on veut les caresser, elles reculent. D'ailleurs, le vacher n'a guère conscience de sa force, de sa supériorité humaine. Moi seul, je m'émeus, je crois comprendre et m'imagine dominer. C'est que je reviens de loin, pour arriver là, dans cette écurie. Et le vacher y est né. »

Et j'aurais une casquette avec ces mots en lettres d'or : Interprète de la Nature.

Tous les animaux parlent, excepté le perroquet qui parle.

Le pétrole allumé de ses yeux.

16 juin.

-- Oui, dit-il : je l'ai échappé laide.

18 juin.

Les fils télégraphiques rayaient la lune, comme une lune à musique, au moment précis où, attendri, j'avais envie de chanter quelque chanson qui me serait venue du coeur.

S'obstiner à comprendre une tête d'épingle.

20 juin.

Des champignons comme des petits bancs.

Les êtres, formés des objets, qui nous regardent quand nous nous réveillons. Sans doute nous regardaient-ils dormir. Dès que nous ouvrons les yeux effarouchés, ils fondent, s'immobilisent et redeviennent choses inertes.

Un coq aux plumes flamboyantes comme un chef de Peaux-Rouges.

Les arbres, moutons de la forêt.

22 juin.

Décidément ce qui m'empêche d'admirer Barrès comme il faudrait, c'est qu'il n'a que quelques années de plus que moi.

Coppée et Theuriet, des rossignols de lettres, le mot étant pris dans son double sens.

Du bout de mes pieds qui dépassaient le confessionnal je frappais sur le sol, parce que j'avais mal aux genoux.

-- Voyons, monsieur, dis-je. Vous êtes intelligent. Nous pouvons nous comprendre, entre hommes du monde.

Mais le vieux prêtre me dit :

-- Ce n'est pas tout ça ! Êtes-vous chrétien, oui ou non ? Si oui, répondez-moi en chrétien, et non en journaliste.

Mourant, il prononça ces mots : « C'est aujourd'hui le jour de ma fête. »

Raoul Ponchon disait à Mme Steinlen, de sa voix douce et appuyée :

-- J'avais lu L'Écornifleur, mais je ne croyais pas Renard comme ca. Il me plaît, oui. Ce garçon-là me plaît par des qualités que je lui prêtais si peu que je lui croyais plutôt les défauts contraires.

Ponchon, un poëte qui doit dire : « Les femmes sont belles, les hommes sont doux, le vin est bon et j'aime la vie de toute ma vie. »

-- Ponchon, dit Courteline, habite depuis plus de vingt-cinq ans dans la même maison. Elle a été vendue plusieurs fois, et les différents propriétaires ont toujours stipulé sur l'acte de vente que Ponchon n'avait pas de loyer à payer, cela, sans qu'il l'ait jamais demandé.

Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C'est ta grâce ! » Et il ferait tomber le couteau.

Ainsi le condamné mourrait dans la joie.

26 juin.

Baïe, voyant couper les cheveux de Fantec, dit : « Oh ! qu'il a la tête sale ! » Elle prenait pour de la saleté les cheveux qui tombaient.

29 juin.

A Schwob sur Le Livre de Monelle.

-- Mon cher ami, j'ai lu Le Livre de Monelle avec une scrupuleuse minutie. Il me semble que je suis très près de tout à fait comprendre votre art, et je crois bien que je pourrais en écrire une page amusante et épluchée. Ce petit livre me parait si « sorti » de vous qu'à certains moments je m'imaginais tenir votre âme enfantine et changeante au bout d'une pince. Si vous mourez avant moi, je demanderai à prononcer votre éloge. Je me sens capable de le faire dignement.

Toutefois, les paroles de Monelle me troublent un peu. Je ne l'entends pas toujours. Elle m'échappe deux ou trois fois, et je lui en veux. Je lui ai donné quelques coups de crayon d'une main fâchée. Je tâcherai de revenir sur cette impression d'agacement. Une causerie avec vous m'y aidera. Je suis plus à mon aise au milieu de ses soeurs, qui toutes tiennent de l'oiseau, de la fleur et de la petite fille que nous avons aimée. Je les admire d'autant plus que, sur la fin, Monelle prendra encore plaisir à se dérober, à éviter ma pince, à mériter les bleus de mon crayon.

En résumé, votre livre est si ténu, si peu appuyé, que je l'abîme au courant de ma trop grosse plume. Ce que je vous dis plus facilement, C'est que Le Livre de Monelle m'a donné une joie rare, spéciale, et qu'il m'a pris, ces jours-ci, les meilleures de mes heures.

30 juin.

Je suis franc, moi, c'est-à-dire que je parle tout le temps d'une franchise que, malgré mes efforts, je n'arrive pas à m'approprier.

Qu'est-ce que la mâchoire d'âne de Samson au prix de la sienne ?

Un pas si vif et si menu qu'elle a sûrement plus de deux jambes.

Il faudrait pouvoir recommencer ses études avec son intelligence de trente ans.

Si elle était la femme du président de la République, elle voudrait tous les soirs coucher dans des draps neufs qui sortiraient de l'armoire.

Le misanthrope : le soleil ne sert qu'à faire éclore des mouches qui me sucent la chair.

1er juillet.

Quand j'ouvre ma fenêtre, le matin, C'est comme si mon amie me lavait les yeux à l'eau fraîche.

De petits nuages blancs montent de la terre comme si on lui tondait la laine sur le dos.

Les coqs, à la voix gamine ou grave, jettent des commandements comme de jeunes ou de vieux chefs peaux-rouges.

Bon ! Un train lointain.

Et la voix d'une tourterelle, c'est comme si la ménagère râpait dans une casserole, avec une cuiller de bois, un reste de crème brûlée, ou, plutôt comme si tu ne faisais que rentrer et sortir pour essayer les gonds d'une porte.

Et voilà une poule qui chante comme si elle finissait de marteler sur l'enclume, à coups brefs, son oeuf pondu.

Et voilà une mouche bourdonnante qui passe, comme le son court sur un fil de fer.

Et les trois coups lents d'une cloche, suivis de trois coups lents, suivis d'un carillon vif et léger.

Et la voix des canards, c'est comme des cailloux qui rebondissent, l'hiver, sur la glace des canaux.

Mais les hommes n'ont pas encore dit un mot.

Le premier qu'ils disent, c'est : « Ferme la fenêtre, et recouche-toi ! »

Des abeilles se sont posées sur mes lèvres et y meurent, prises à la glu.

2 juillet.

Il aime la nature, mais il ne connaît, de verdure, que le vert de ses stores.

La nuit, nous avons bien plus peur que les enfants.

3 Juillet.

Ah ! la bonne femme que j'ai perdue ! De son temps, je pêchais au bord de la rivière, tout le long ; et, quand je voulais passer sur l'autre bord, je n'attendais pas un pont. J'entrais gaillardement dans l'eau avec mes souliers, mes chaussettes, tenant ma ligne haute.

Je ne relevais même pas mon pantalon. Je me mouillais avec joie jusqu'au ventre.

Si, de ton temps, je t'avais cru pas plus de raison qu'un gamin, ne me gronderais-tu pas ? Ne te fâcherais-tu pas ?

Or, de son temps, la bonne femme que j'ai perdue ne me disait rien ; et, même, je la voyais qui souriait en détournant la tête.

Et, même, si mon pied venait à glisser, je m'asseyais un peu sur les cailloux.

Le chien concasse sa voix de sabot. Des ciseaux de son bec, le corbeau déchire la solide toile de l'air.

Pour arriver, il faut mettre de l'eau dans son vin, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de vin.

Pour peu qu'on tâche de se perfectionner, on voit les autres rapetisser, comme s'ils s'enfonçaient dans le sable.

Moi, dictant une lettre : « Mets donc des points, voyons ! »

Marinette : « Mais oui, tiens ! J'en ai déjà mis un là-haut. »

Son idéal, dit Ernest Hello de la Fontaine, c'est le renard. Mon idéal à moi, c'est La Fontaine.

Médiocre en tout, excepté en génie.

4 juillet.

Il gardait ce calme qui convient à une grande nation.

Il lui conseillait de lire chaque jour les faits divers pour se rendre compte de son bonheur.

Lisez-moi donc quelque chose de court qui ne me fasse pas manquer le train.

A chaque instant son âme craquait. Elle ne lui allait pas comme un gant.

6 juillet.

-- Dieu, que j'ai chaud !

-- Et moi, donc !

-- Mais vous me parlez toujours de vous. Vous, qu'est-ce que ça me fait ?

Un perroquet, dit Veber, c'est un oiseau peint par une main d'enfant.

7 juillet.

Il montra le plafond blanc de ses yeux tournés.

Que la main qui écrit ignore toujours l'oeil qui lit !

8 juillet.

Je dis à Baïe :

-- On va montrer ton bobo au pharmacien.

-- Il ne va pas pleurer ? dit-elle.

9 juillet.

Pour elle, des bottines fraîchement cirées, c'est des bottines neuves.

Le meilleur interviewer est celui qui dit que j'ai un oeil d'aigle et une crinière de lion.

10 juillet.

Quand elle comprit qu'elle ne verrait jamais Dieu, elle se mit à pleurer comme si elle avait perdu quelqu'un.

Elle disait : « Quoi ? Qu'y a-t-il ? Vous voulez coucher avec moi ? Faites ! Depuis que j'ai vu mourir mon pauvre frère, je ne refuse rien à personne. »

Vos illuminations ? Mais, simplement en me frottant les yeux, j'en fais de bien plus belles !

J'écrirai un livre qui étonnera mes amis. Je ne me croirai pas supérieur aux autres, comme Goncourt. Je ne dirai pas de mal de moi pour qu'on m'excuse, comme Rousseau. Je tâcherai seulement de voir clair, de faire en moi la lumière pour les autres et pour moi. J'ai trente ans. Comment ai-je vécu jusqu'ici ? Et maintenant, que ferai-je ? Me laisserai-je aller ? Chercherai-je à me rendre utile ?

Je crois que, une fois qu'on m'a bien vu, l'on ne m'oublie plus. Je suis d'une vanité qui me stupéfie, quand je la considère, l'attaque passée. Si Paris m'offrait de me couronner de lauriers, comme autrefois Pétrarque, par une démonstration officielle, je ne serais pas étonné et je saurais bien justifier cette faveur.

J'aimerais à gagner beaucoup d'argent, pour le plaisir de dire, en versant sur la table l'or et les billets pliés comme des mouchoirs de poche : « Voilà, payez-vous ! », Tantôt je réclame toute justice et je donne deux sous comme un sou à mes pauvres, tantôt je veux, moi aussi, lutter pour mes pauvres.

Mes peurs. Ce que je ferais dans un duel. Répondre aux lettres : d'abord, je veux envoyer promener les gens, puis je m'en voudrais de leur faire de la peine. Et pourquoi se créer des ennemis ? Enfin, il verra comment je sais tourner une lettre.

Oui, j'aime à prendre un petit air penché.

A vingt ans, il a déjà eu son heure de célébrité.

Quand son chien mourut, elle dit à son mari :

-- Je t'aimerais tant si tu mettais un crèpe à ton chapeau, deux doigts seulement, un rien.

Il avait un museau ridé, une tête de vieille femme, l'air frileux et paralysé. D'ailleurs il vivait dans un panier qui s'en allait en lambeaux humides, sous des couvertures puantes. D'ailleurs, j'oubliais de le dire : il est mort.

-- Où ça ? où ça ? cria-t-elle.

-- Dans son lit, comme un pauvre vieil homme de chien qui n'est pas un héros.

11 juillet.

Que fait l'oiseau dans la tempête ? Il ne se cramponne pas à la branche : il suit la tempête.

12 juillet.

Ce qui exaspère :

-- Tiens ! Nous avons eu tous deux la même idée. Dans le temps, j'ai écrit une chose comme ça.

Sa tour d'ivoire, quelque arrière-boutique.

Toujours casser la glace qui se reforme dans le cerveau. L'empêcher de geler.

Titre : L'OEil-de-boeuf.

17 juillet.

L'imagination, je n'en ai pas pour un sou. Je serais incapable d'inventer une histoire d'Épinal.

Le choc brisa mon sommeil comme une coquille.

La lune sur un paratonnerre, tel un clown qui fait tourner un chapeau de couleur au bout d'une baguette.

Je cite l'exemple de Pascal qui combattait ses maux de tête avec des problèmes de géométrie.

-- Moi, dit Tristan Bernard, je combattais la géométrie en feignant d'avoir des maux de tête.

18 juillet.

L'été, pour l'aveugle, c'est peut-être seulement quand bourdonnent les mouches.

La liberté d'une presse qui fonctionne plutôt comme un pressoir.

Ne dites pas que ce que j'écris n'est pas vrai : dites que je l'écris mal, car tout est vrai.

20 juillet.

Il comptait sur ses doigts ceux qui devaient écrire un article au lendemain de sa mort. Que de mains il lui aurait fallu !

J'ai en moi une nichée de sentiments mauvais qu'il faut écraser.

Ils goûtaient, assis ou couchés sur le côté dans le champ, et nous donnaient faim et soif, et la gorge brûlée des femmes nous donnait envie.

L'air enfantin des vieilles maisons les unes sur les autres. Une fillette, qui a une jambe trop courte, bondit sur la béquille. Des gosses qui ont l'air d'être en mie de pain noir, façonnée par des doigts malpropres. Qu'on serait bien là, là encore, partout, excepté où nous sommes ! Des maisons de terre habitées par des êtres de terre.

22 juillet.

Comme le bruit subit d'une clef dans une serrure que personne ne touche.

Jules Renard, ce Maupassant de poche.

Quand on le priait à dîner, Schwob apportait toujours quelque chose. C'était son plat à lui : un volume de Rabelais ou de Pascal. Il lisait admirablement, je ne dis pas : sans prétention à bien lire. Après chaque phrase il levait les yeux sur ses auditeurs comme pour s'assurer qu'ils se tenaient là, immobiles, captivés et reconnaissants. Il pouvait manquer de goût. Je me rappelle qu'un soir, chez Mme Léon Daudet, où on l'écoutait avec une complaisance charmante, il faillit confondre Oscar Wilde avec Shakespeare. On dut l'arrêter.

Il avait des manies enfantines. Il semblait alors, sa belle intelligence mise de côté, jouer avec les petites soeurs de Monelle. Il prenait son petit dé, son petit coton, ses petites aiguilles, et il cousait de plaisantes bavettes sous le nez des directeurs de journaux. Il les avait tous en horreur. Il contait bien et y prenait plaisir. Il s'exerçait peut-être à domicile, car, au bout de trois ou quatre ans, il nous parut que quelques-unes de ses histoires restaient les mêmes.

Il ne faut pas sournoisement respecter les morts. Il faut traiter leurs images en amies et aimer tous les souvenirs qui nous viennent d'eux. Il faut les aimer pour eux-mêmes et pour nous, dût-on déplaire aux autres.

Ses taquineries. Ses calembours sur des noms haïs, des titres de livres écoeurants.

23 juillet.

Un doigt d'eau pure dans un dé à coudre de cristal.

De temps en temps se retirer de ce qu'on fait, et gagner quelque hauteur pour respirer et dominer.

J'ai le cerveau comme une noix fraîche, et j'attends le coup de marteau qui doit l'ouvrir.

Devant la stupidité des peintres, on a envie d'apprendre à dessiner avant de mourir.

Explication de Marcel Schwob sur l'impossibilité de fonder un journal du matin à Nantes : à cause de l'exiguïté des trottoirs, les Nantais ne peuvent lire en allant à leurs affaires.

25 juillet.--J'aurai tout de même tiré six années de bonheur depuis mon mariage, en 1888.

Il a manqué à Goncourt d'avoir beaucoup d'enfants.

26 juillet.

Baïs et Fantec ne veulent pas qu'on leur achète les mêmes joujoux, afin de pouvoir s'envier l'un l'autre et se disputer en criant.

Quand j'ai eu beaucoup de mal à écrire une page, je la crois bien écrite.

-- Avec quoi fait-on les plus belles boucles d'oreilles ?

-- Avec des cerises.

Titre : Pommes sauvages.

Je n'ai pas pu m'empêcher de dire à la marchande de journaux.

-- Il est de moi, ce petit bouquin-là.

-- Ah ! dit-elle, je n'en ai pas encore vendu.

Il faut pouvoir dire, quand on se sépare de quelqu'un : « Je regrette de ne l'avoir pas connu davantage. »

A Fantec : « La mort, c'est comme le petit oiseau que tu n'as jamais revu. »

Des ennuis, tout le monde en a, mais on ne s'ennuie pas.

Le paysan âpre au gain ! C'est bientôt dit : je voudrais vous y voir.

Schwob, qui vient de se faire payer un voyage par Léon Daudet me dit :

-- Vous comprenez que, si j'avais refusé, il aurait été très froissé.

Et, pour que je n'aille pas chez son éditeur, il me dit :

-- C'est un imbécile.

Il dit des histoires de flibustiers et de corsaires, cet homme qui, même en habit, a toujours l'air d'être en robe de chambre, et il s'en inspirera, en les copiant...

A la fin du déjeuner, tandis que je lui souriais, que je lui offrais à boire et d'excellent gruyère, j'avais envie de lui dire : « Schwob, je vous hais. Et, si vous me répondez un mot, un seul, je vous enfonce cette table, ces plats, ces carafes, tout, dans le ventre. »

31 juillet.

Arromanches.

La grande horloge était couchée par terre, comme si on avait mis le temps dans un cercueil.

6 août.

Une vieille femme, enfouie sous l'énorme gerbe de blé qu'elle porte, tient toute la route, accroche les haies, et des brins de paille font, à sa tête, une auréole hérissée.

8 août.

Titre : Pierre ou Paul et Virginie.

9 août.

A trente ans, je n'ai pas encore lu un vers de Léon Daudet.

13 août.

Heureux ceux qui sont nés parfaits ! On a beau faire : on ne le devient jamais.

14 août.

La lune allonge sur la mer l'ombre des maisons. L'écume des vagues se brise aux dents de l'ombre. Le coup d'éventail lumineux d'un phare tournant.

15 août.

Sur la plage, deux petits bonshommes se disputent une bêche. Ils la serrent de leurs quatre mains et cherchent à se l'arracher. Ils vont se battre, mais, de force égale, ils se défient. Enfin, ils se décident à bêcher ensemble en tenant tous les deux la bêche, sans la lâcher.

18 août.

Dans l'admiration qu'on a pour Verlaine, je sens une trop grande part de pitié pour le pilier d'hôpital.

19 août.

Avec des casquettes de marins ils se donnent des airs d'amiraux.

23 août.

D'Arromanches à Isigny. -- Le paysan bien renseigné dit : « Suivez le fil électrique. » Jusqu'à Grandcamps, tout le long de la route, des chiens, attelés à des voitures à trois roues, traînent des paysans, dont quelques-uns sont en blouse, et pour qui c'est un attelage de promenade. Les autres sont marchands de moules. Ils se dirigent au moyen d'un gouvernail. Aux descentes, ça va tout seul.

A Grandcamps, joie d'apercevoir au loin la côte de Quineville, Saint-Waast, Barfleur. Il semble qu'il n'y ait qu'à enjamber pour se trouver dans un pays de doux souvenirs.

Un petit mendiant, dont on dit qu'il fait la bête mais qu'au fond il est finaud, vient rôder autour de nous. On lui commande : « Fais ta prière, tu auras un sou. » Il hésite, puis se fourre un doigt dans la bouche, en arrache une énorme chique qu'il jette à terre, puis se met à genoux et dit sa prière en chantonnant : « Mon Dieu, je vous offre mon coeur. » Il se relève après un signe de croix dépêché, ramasse sa chique et attend son sou. Il amuse et il écoeure.

Des gens ne sont jamais contents : on leur sert une sole, ils disent tout de suite que c'est une plie.

... D'énormes marins, les loups des égouts de la mer, avec leurs bottes gigantesques et ruisselantes, s'avancent, tassés, les jambes écartées, les bras en bois, et crachent dans leur barbe...

Isigny. Il semble que tous les gens qu'on rencontrera auront à la main une tartine de beurre, mais ni aux vitrines, ni ailleurs, on ne voit le moindre petit pot. En échange, beaucoup de mouches, et, sur le cheval qui conduit à la mer, des crapauds que j'ai de la peine à ne pas écraser sous ma bicyclette.

Vouilly, Colombiers. Des routes qui se croisent sans écriteaux, des bornes dont on a pris soin d'effacer l'inscription, ou, plutôt, pas de bornes, mais, à un carrefour, un grand diable de Christ, plus haut qu'un homme, qui se dresse tout à coup sur sa croix géante et qui épouvante, jaune, caleçonné comme un baigneur, tête penchée, bouche ouverte.

Des maisons basses, des portes au-dessous du niveau de la route, et un paysan, assis sur le sol en terre battue, comme s'il voulait encore s'éloigner du soleil, écosse des pois.

30 août.

Retour à Paris. A quelques lieues de Paris, je veux le conquérir, et, dès que j'y suis, me revoilà tout timide.

31 août.

Au mariage de Raynaud, l'église Saint-Laurent, toute pleine de sergents de villes déguisés, gauches et rasés de frais, avait l'air d'un bagne le jour du dimanche.

3 septembre.

Quand je relis au hasard une page de ce que j'ai fait jusqu'ici, tout de même elle me paraît un peu sèche.

5 septembre.

-- Veux-tu me donner le petit cochon de porcelaine ? dit Baïe.

-- Mais, mon chéri, ça ne t'amuserait pas : il est mort.

-- Oh ! alors, tu me le donneras quand il ne sera pas mort, dit ?

7 septembre.

On m'a coupé les pâles couleurs, dit-elle. J'ai vu un vieux qui m'a conduite au bord d'un vivier où il y avait des truites. Il en a pêché une, et il me l'a mise sur la poitrine, entre les deux poitrines. Je l'ai laissée gigoter et battre de la queue jusqu'à ce qu'elle soit morte. Puis, il faut la garder jusqu'à ce qu'on trouve une eau pour l'y jeter.

C'est trois francs : deux pour la truite, un pour l'homme et son travail. Et maintenant, vous voyez, je n'ai plus les pâles couleurs.

10 septembre.

A Schwob : « Aucune de ces deux publications : Poil de carotte et Le Vigneron dans sa vigne, ne me satisfera. Poil de carotte surtout est un mélange déplaisant, où je ne trouve plus les joies passées. C'est, plutôt qu'une oeuvre, l'étalage d'un esprit loqueteux où l'on rencontre un peu de tout : de la pitié, de la méchanceté, du déjà dit et du mauvais goût. Je vous donne, bien entendu, ma dernière impression. Il me faut, pour que je me remonte un peu, me rappeler votre précieuse lettre à propos du Chat.

« Enfin, n'en parlons plus. Je me juge avec autant de sincérité que de sévérité. Vous seul n'en douterez pas. Mais mon ennui - ajouté à d'autres - vient de ce que je ne me renouvelle pas et de ce que je suis incapable de me renouveler. Je suis né noué, et rien ne tranchera le noeud. Vous avez dit à Byvanck : «... si la vie ne lui donne la forte secousse morale dont le talent a besoin pour se délivrer des entraves qu'il se forge lui-même. » Cette condition même ne suffirait plus. Peut-être aussi que je suis mécontent d'avoir donne Poil de carotte trop vite, de l'avoir bâclé sur la fin pour gagner quelque argent immédiat. C'est possible. Les temps sont durs pour ceux qui tendent à la perfection... »

Le parquet était si bien ciré qu'elle releva sa robe comme si elle eût voulu passer une flaque d'eau, pour ne pas se mouiller les pieds.

11 septembre.

Vu entre Houilles, Carrières-Saint-Denis et Sartrouville, dans ces jardins de maraîchers où l'on recueille la pluie dans des tonneaux et dont les propriétaires habitent des maisons de cuir bouilli, sept ou huit chasseurs sans chien, les uns sur les autres, et qui avaient toutes les peines du monde à s'éviter, à ne se point gêner dans leurs petites battues hygiéniques.

Titres : Vignettes, Scènes de paravent.

Un plaisir, ce serait d'écrire de longues scènes et de m'amuser ensuite à les résumer en trois lignes.

15 septembre.

-- Je suis un honnête homme, moi, monsieur !

-- Vous avez tort : c'est un mauvais métier.

20 septembre.

Si le dieu préposé à l'art me disait : « Voulez-vous être heureux par moi, mais sans gloire ? », je traiterais tout de suite.

Traiterais-je ? Est-ce que je ne tiens pas encore un peu aux compliments de telle petite dame ?

Je ne suis qu'une boiteuse, mais je vous garantis que, si je me mariais et si j'étais grosse, je porterais bien comme une autre ma petite butte.

21 septembre.

Poil de carotte est un mauvais livre incomplet, mal composé, parce qu'il ne m'est venu que par bouffées.

On n'est pas heureux : notre bonheur, c'est le silence du malheur.

27 septembre.

Poil de carotte, on pourrait indifféremment le réduire ou le prolonger. Poil de carotte c'est une tournure d'esprit.

Capus toujours criblé de dettes, en proie aux huissiers. N'ose plus parler, car ce qu'il veut dire, (et il sait ce qu'il veut dire), il n'arrive jamais à le dire.

29 septembre.

Les Goncourt ont dit ce qu'il fallait des autres ; ils n'ont pas dit ce qu'il fallait d'eux-mêmes.

1er octobre.

S'étant brouillées, elles se redemandèrent froidement leurs rouleaux de musique.

Faire pour mon village ce que Sainte-Beuve a fait pour Chateaubriand et son temps. Raconter tout par notes, petits drames ou tableaux muets, tout, jusqu'aux terreurs du soir. Fouiller jusqu'au fond, donner la plante de la vérité avec ses racines.

Mémoire, apporte-moi mon pays, mets-le là sur la table. L'ennui c'est qu'avant de se souvenir d'un pays il faut le voir, mettre les pieds dans sa boue.

9 octobre.

Je veux loyalement me réfléchir et savoir l'état de cet être qui est moi, qui pousse depuis trente ans. Je ne me regarde pas sans surprise. Ce qui me frappe d'abord, c'est mon inutilité, et pourtant je n'arrive pas à me persuader que je n'arriverai jamais à rien.

13 octobre.

Il a un style à lui dont les autres ne voudraient pas.

17 octobre.

Tirer toute ma littérature à mon village. Lui appliquer tout ce que j'aime littérairement.

Un cerveau bien soigné ne se fatigue jamais.

J'appelle « classiques » les gens qui ne faisaient pas encore de la littérature un métier.

23 octobre.

Poil de carotte. -- Quand les couturières, Marie et Angèle, venaient à la maison, elles prenaient leur repas avec nous, à la même table, et elles avaient peur de manger. Est-ce qu'on se tassait ainsi à cause d'elles ? Bien plutôt, Mme Lepic faisait des frais en leur honneur, et Poil de Carotte bénissait leur présence. Il pouvait manger un peu plus sans que Mme Lepic s'en aperçût ; elle le surveillait moins. Mais, ignorant qu'elles étaient l'occasion d'une détente, les couturières avaient hâte de se lever de table, ensemble, comme une seule femme, et d'aller prendre l'air.

Se promener le jour de l'apparition d'un livre, regarder obliquement la pile de volumes, comme si le garçon fixait sur vous des yeux de mépris, considérer comme un ennemi mortel le libraire qui ne l'a pas mis à l'étalage et qui tout simplement ne l'a pas encore reçu, être un écorché douloureux. Ces pains de savon que deviennent les livres !

J'entendais le garçon de Flammarion crier : « Un Poil! Deux Poil! Trois Poil! »

Il paraît que, si l'on est bien avec Achille, le vendeur de Calmann-Lévy, boulevard des Italiens, c'est une vente assurée de 100 exemplaires ; mažs c'est un monsieur pas commode. Il a ses têtes. L'offre banale d'un exemplaire avec une belle dédicace peut être insuffisante. Il met même des clients à la porte. C'est un original, qui doit avoir un rude mépris pour les hommes de lettres.

26 octobre.

Baïe. En colère, elle serre les lèvres et, tandis que sa mère la gronde, donne des coups de pied dans les jambes de Fantec, griffe la chaise et, par derrière, tire les poils du chien.

2 novembre.

Par ces temps d'indifférence, de prose abondante, où un beau vers ne rime à rien.

3 novembre.

Je suis une horloge dont le balancier va sans lassitude de l'orgueil à l'humilité ; mais, solide sur mes pieds, je garde l'équilibre et reste debout.

5 novembre.

-- Si vous aviez comme moi, dit C..., deux ménages et pas d'intérieur !..

6 novembre.

Hier, à L'OEuvre, Annabella ou « Quel dommage que ce soit une prostituée ! » pièce de Ford, traduction de Maeterlinck, causerie de Marcel Schwob. Respiré tout de même une odeur de barbares. Mais ces incestueux parlent comme deux amants. L'inceste ne devrait être que l'aboutissement tranquille de deux jeunesses. Si on acceptait l'inceste avec calme, le monde pourrait être refait. Rachilde furieuse parce que je trouve les acteurs au-dessous de tout. Courteline trouve que tous ces gens font bien du chichi. Léon Daudet prétend que toute l'humanité repose sur un fond louche. Maeterlinck se balance avec son air de charpentier arrivé et satisfait. Le faune Mallarmé file avec douceur entre les couples et tremble d'être enfin compris. Le barbu Georges Hugo porte sur sa large poitrine l'étendard d'un nom illustre. Mme Willy, traînant la corde à puits de ses cheveux, regarde le doux Julia et éclate de rire. Bauër fait le taureau aussi petit que la grenouille, et mon ami Schwob, qui autrefois se rasait la tête jusqu'au sang, a maintenant sur le front un petit saule pleureur, noir, en cheveux plats, qui répond bien à l'état actuel de son âme triste.

8 novembre.

Bernard est venu ce soir et m'a réconcilié avec moi-même. Il m'a dit : « Tous vos amis trouvent que Poil de carotte est ce que vous avez fait de mieux. Personne ne sent aussi bien que moi l'humanité de votre petit héros. Toulouse-Lautrec veut vous voir... Selon moi, Poil de carotte, moins Les Joues rouges, est un livre où l'on prendra plus tard une série de thèmes allemands. »

Et me voilà glorieux, soufflé d'aise comme une pomme de terre, disant : « Quel dur métier ! Ah ! la gloire se fait payer cher, mais c'est ce qu'il y a de plus enviable au monde. »

Et voilà que je me rêve entouré de mes amis, et que je leur donne des conseils de volonté et d'honnêteté, et que je leur distribue des paroles de moribond !

12 novembre.

Ce que je voudrais être, c'est maître d'école de village, envoyant des articles au journal de l'arrondissement, de petites lettres à la Sarcey, loin des regards sceptiques.

Le vent, ce taureau épars.

Poil de carotte. Lui donner comme exergue :

« Le père et la mère doivent tout à l'enfant. L'enfant ne leur doit rien. J.R. »

14 novembre.

Il eut la hardiesse de substituer à la formule « par ce courrier », celle-ci : « par ce facteur ».

15 novembre.

Pour arriver, il faut faire ou des saletés, ou des chefs-d'oeuvre. Êtes-vous plus capable des unes que des autres ?

17 novembre.

La mort doit parler de moi : j'ai un glas dans les oreilles.

22 novembre.

Le mot juste ! Le mot juste ! Quelle économie de papier le jour où une loi obligera les écrivains à ne se servir que du mot juste !

Allais, qui a toujours l'air entre deux vins, pas drôle entre deux vies drôles, entre deux ahurissements. Et sa figure fleurie, ses cheveux d'enfant, sa barbe de fauve apprivoisé pour serre parisienne !

Cette petite fleur que personne n'a jamais vue et qui, sur ce rocher, dans une touffe d'herbe, attend d'être respirée.

23 novembre.

Comiques, nos relations ! Nous échangeons des lettres adorables, deux ou trois par an, et, quand nous nous voyons, nous avons envie de nous donner des claques.

24 novembre.

Il prit un secrétaire pour se forcer à travailler, pour avoir à lui donner de l'ouvrage.

Pour faire porter sa malle à la gare quand il vient à Paris, papa cède le raisin de sa vigne.

Hier, Raynaud me traitait de journaliste (lui étant artiste) et me donnait l'opinion de sa femme sur mes livres : « C'est enfant », et il ajoutait : « Le mot est juste. » Sa femme lui avait mis la main sur la bouche pour l'empêcher de répéter, et il lui criblait les doigts de baisers. Enfin, elle le laissa dire.

-- Je veux dire, ajouta-t-elle, rougissante, que dans chacun de vos contes il y a des choses drôles, amusantes, enfantines, etc.

Je m'amusais, sans rire trop jaune.

26 novembre.

Pourquoi ne pas donner au théâtre un drame dans un wagon, un assassinat dans un train ?

Ce monde où des jeunes femmes très bien disent : « Au bout de trois mois, mon mari me faisait une queue avec la marchande de journaux d'en face. »

Il désirait faire quelques portraits à la « duc de Saint-Simon ».

Lautrec : un tout petit forgeron à binocle. Un petit sac à double compartiment où il met ses pauvres jambes. Des lèvres épaisses, et des mains comme celles qu'il dessine, avec des doigts écartés et osseux, des pouces en demi-cercles. Il parle souvent de petits hommes avec l'air de dire : « Je ne suis pas si petit que ça, moi ! »

Il aime Zimmermann et Péan surtout, qui a l'air, en fouillant les ventres, de chercher de la monnaie dans sa poche.

Il a sa chambre dans une « maison », est bien avec toutes ces dames, qui ont des sentiments exquis, inconnus des femmes honnêtes, et qui posent admirablement. Il est aussi propriétaire d'un couvent, et il va du couvent à la « maison ».

Il fait mal d'abord par sa petitesse, puis très vivant, très gentil, avec un grognement qui sépare ses phrases et soulève ses lèvres, comme le vent les bourrelets d'une porte.

Il a la taille de son nom.

Il revient à Péan, vivement amusé par toute cette charcuterie, la table en aluminium, qui vaut dix mille francs, et qu'on lève ou qu'on abaisse au moyen d'un piston, par l'opéré qui glisse et qu'on ramène, par la force de Péan qui enlève tout : les aides, l'opéré, la table, d'un seul effort, qui arrache une molaire avec ses doigts, et qui, charcutant, parle gracieusement à l'assistance...

Et toujours le grognement, et toujours le désir de raconter des choses « tellement bêtes qu'elles sont bien ».

Et des bulles de bave volent à ses moustaches.

Elle est de ces petites femmes fragiles qui aiment mieux aimer que faire l'amour.

28 novembre.

L'Herbe. Appliquer à la description de ce village le style de Pascal ou de Saint-Simon.

Je me promène, je renifle les odeurs, j'écoute, un peu gêné seulement parce que je ne connais pas les noms de tous ces oiseaux que je dérange. Ce ne sont pas des oiseaux aux mille couleurs. Ceux-ci n'en ont que deux ou trois, ceux-là, qu'une.

Vallotton me raconte qu'une femme, après avoir lu L'Écornifleur pleurait, tant elle se sentait froissée dans sa dignité.

J'aime beaucoup votre livre parce que j'en vois bien les défauts.

29 novembre.

Je n'ai réussi nulle part. J'ai tourné le dos au Gil Blas, à L'Écho de Paris, au Journal, au Figaro, à La Revue hebdomadaire, à la Revue de Paris_, etc., etc. Pas un de mes livres n'arrive à un second tirage. Je gagne en moyenne 25 francs par moi. Si mon ménage reste pacifique, c'est grâce à une femme douce comme les anges. J'ai vite assez de mes amis. Quand je les aime trop, je leur en veux, et, quand ils ne m'aiment plus, je les méprise. Je ne suis bon à rien, ni à me conduire en propriétaire, ni à faire la charité. Parlons de mon talent. Il me suffit de lire une page de Saint-Simon ou de Flaubert pour rougir. Mon imagination, c'est une bouteille, un cul de flacon déjà vide. Avec un peu d'habitude un reporter égalerait ce que, plein de suffisance, j'appelle mon style. Je flatte mes confrères par lettres et je les déteste à vue. Mon égoïsme exige tout. Une ambition de taille à regarder par-dessus l'Arc-de-Triomphe, et ce faux dédain des médailles ! Si l'on m'apportait la croix d'honneur sur une assiette, je me trouverais mal de joie, et je ne reviendrais à moi que pour dire : « Remportez ça ! » Le pli que j'ai au front se creuse chaque jour davantage, et bientôt les hommes auront peur de le regarder et se détourneront, comme si c'était une fosse. Je ne travaille même pas comme quelqu'un qui veut mériter l'abrutissement, et, malgré cela, il y a, ma parole, des quarts d'heure où je suis content de moi.

La corde sur laquelle il danse est bien à lui.

1er décembre.

La roue de la Fortune lui a passé sur le corps.

Il écrivait à ses parents : « Dans ce métier d'écrivain, quand on gagne de l'argent avant quarante ans on est perdu. »

4 décembre.

Les vieilles comparaisons ne nous semblent plus supportables que chez les écrivains étrangers.

5 décembre.

L'entraînement du porte-plume. Toute seule, la pensée va où elle veut. Avec le porte-plume, elle n'est plus libre. Elle tire de son côté, lui du sien. Elle est comme un aveugle que son bâton conduit de travers, et ce que je viens d'écrire n'est déjà plus ce que je voulais écrire.

7 décembre.

Et tout le monde se plaint. Et Veber, qui me parle avec son air d'élégante chèvre qui broute, en mangeant ses mots, se plaint que la copie ne passe pas. Et il se révolte. Il a déjà écrit dans les journaux, que diable ! Le Figaro le traite en débutant... On croit qu'il a fait un mariage très riche. D'abord, ce n'est pas une chose à lui jeter à la figure, ensuite, c'est faux. Il a maintenant une femme à nourrir... Et il disait l'autre jour à Xau : « Nous devrions tous imiter Renard et filer à la moindre offense. Car vous ne pouvez pas faire un journal sans nous, et, s'il y a quelqu'un que vous devriez retenir, même par force armée, c'est Renard. »

Moi, je remercie, je balbutie : « J'ai mes ennuis aussi, et même mes ennuis d'argent, sous une autre forme. Trois ou quatre heures par jour je me désespère. J'ai une bonne femme qui me remonte. Si Veber a, comme moi, une bonne femme intelligente - et je n'en doute pas, - le voilà sauvé. Tout s'arrange ».

Et je répète : « Tout s'arrange. » J'ajoute : « Il y a une ligne de sommets, et une autre de bas-fonds. Il s'agit de rester sur les sommets », etc., etc.

Ainsi, les malheurs des autres nous sont indifférents, à moins qu'ils ne nous fassent plaisir.

Et Veber, devant la boutique de charcuterie, disait : « Qu'est-ce que je pourrais donc bien acheter pour ma femme ? »

9 décembre.

Hier, chez Lautrec avec Tristan Bernard. D'une rue où il pleuvait à verse, passé dans un atelier de chaleur étouffante. En chemise, perdant sa culotte et coiffé d'un chapeau de farinier, le petit Lautrec nous ouvre sa porte. Et d'abord, au fond, sur un sofa, je vois deux femmes nues : l'une montre son ventre, et l'autre son derrière. Bernard va leur tendre la main en disant : « Bonjour, mesdemoiselles ! » Moi, gêné, je n'ose regarder franc ces deux modèles. Je cherche où mettre mon chapeau, mon pardessus et mon parapluie qui pisse.

-- Que nous ne vous empêchions pas de travailler, dit Bernard.

-- Nous avons fini, dit Lautrec. Rhabillez-vous, mesdames.

Et il va chercher une pièce de dix francs qu'il pose sur la table. Elles s'habillent, un peu derrière des toiles, et, de temps en temps, je risque un oeil, sans réussir à les bien voir ; et il me semble toujours que j'ai sur mes yeux clignotants, leur regard de défi. Enfin, elles partent. J'ai vu des fesses mates, des choses tombantes, des cheveux roux, des poils jaunes.

Lautrec nous fait voir ses études de « maisons », ses oeuvres de jeunesse : il a tout de suite fait hardi et vilain. Il me paraît surtout curieux d'art. Je ne suis pas sûr que ce qu'il fait soit bien, mais je sais qu'il aime le rare, que c'est un artiste. Ce petit homme qui appelle sa canne « mon petit bâton », qui souffre certainement de sa taille, mérite, par sa sensibilité, d'être un homme de talent.

12 décembre.

J'étais né pour les succès de journalisme, la gloire quotidienne, la littérature abondante : la lecture des grands écrivains a changé tout cela. De là, le malheur de ma vie.

16 décembre.

Alphonse Daudet me dit :

-- Malgré mon admiration pour Poil de carotte, je lui préfère encore des choses comme Le Bijou et L'Horloge du vigneron dans sa vigne. Je ne sais rien de plus parfait dans la littérature française. Vous faites des chefs-d'oeuvre sur l'ongle.

Vous êtes un homme du XVIIe siècle. Il vous faudrait la cassette du roi ou d'un grand seigneur, car jamais on ne pourra vous payer ce que vous faites, et vous y êtes si particulier, si « chez vous » que je crois que vous ne pourriez pas faire autre chose. Je ne vous vois que dans un jardin d'un mètre carré, et renté par l'État. Que ne faites-vous comme Céard, qui gagne 5 000 francs à Carnavalet, comme Henry Fèvre, qui ne sait même pas ce qu'il fait ! Et n'attendez pas d'être au bout : c'est le moment. Vous voilà en vedette. Tous vos admirateurs, et moi le premier, nous nous mettrons en quatre, et je dis pas ça en l'air. Ce n'est pas une plaisanterie d'ami. Demandez quelque chose, la lune si vous voulez, et nous vous l'aurons.

« Ainsi » me dis-je, « on conseille aux jeunes littérateurs de prendre d'abord un emploi. Peut-être vaut-il mieux commencer par la littérature pour obtenir facilement un emploi. »

Depuis, je me réveille chaque matin avec le bonheur de ne pas aller à mon bureau.

18 décembre.

Qu'est-ce que cette nouvelle littérature d'humanité ? Serions-nous meilleurs aujourd'hui qu'hier ? On vient de découvrir un millième sujet de roman : l'humanité. Jusqu'ici l'on s'en était peu préoccupé. On peut dire que le sujet humanité n'existait pas et que nul ne l'avait traité. De quoi parlaient nos pères, je me le demande.

Toutes les dédicaces sont d'admirateurs. Le mot « admiration » commence d'avoir cours : ça fait une pièce fausse de plus dans la circulation.

Hier, avec Léon Daudet, nous nous demandions si, de nos jours, un pamphlet avait quelque chance de réussir. Il faudrait frapper fort, avec une massue. En sommes-nous capables ? Barrès s'essouffle vite. Il en reste aux panamistes. Quelle virtuosité, au contraire, chez Rochefort ! Celui-là a cent bonnes manières d'appeler les gens voleurs. Il frappe toujours le même coup de marteau, mais toujours dans une attitude nouvelle. Il varie ses han ! Aujourd'hui, pour être pamphlétaire, il faudrait être d'abord un grand lyrique. L'ère des coups d'épingle a passé. Le lecteur ne s'amuserait que si nous nous jetions, à la tête les uns des autres, des immeubles.

19 décembre.

Nul ne devine mieux qu'Éloi l'heure où les gens du monde vont se laisser aller. Ils attendaient le départ de quelques personnes graves ou respectées. Et les voilà entre intimes. Aussitôt, les oreilles s'allument, et les bouches prennent la forme de délicats égouts.

21 décembre.

-- Si j'étais tout seul dans une mansarde, dit Léon Daudet, d'ici trois ans je serais quelqu'un.

26 décembre.

L'Herbe. Dans ce livre, je me propose de pénétrer jusqu'au coeur du village, c'est-à-dire jusqu'au coeur de Marie Pierry, car le curé et le maître d'école ne sont pas du pays : ils n'y vivent que de passage. Je voudrais mériter leur confiance, mais je n'y arrive pas. Ils se défient de moi. J'ai appris trop de choses. J'ai trop grandi. Je ne peux plus me baisser jusqu'à mes racines. D'abord, ils ont dit de ma jeune femme : « Elle n'est pas fière. » Puis, comme elle avait du plaisir à leur parler de son intérieur, de sa chambre, du prix des rideaux, des meubles, ils ont dit : « Elle est trop riche. » Et ils la méprisèrent parce que pouvant porter de belles toilettes et avoir plusieurs domestiques, elle n'avait qu'une bonne et s'habillait simplement.

31 décembre.

Si, au lieu de gagner beaucoup d'argent pour vivre, nous tâchions de vivre avec peu d'argent ?

--- 1895 ---

1er janvier.

Examen. Pas assez travaillé : trop retenu. Car moi, qui dans la vie suis plutôt un abondant, qui fais une trop grosse dépense nerveuse, en littérature, dès que je prends une plume, me voilà hésitant, d'une conscience excessive. Je vois, non pas le beau livre, la page mauvaise qui pourrait gâter ce beau livre et m'empêche de l'écrire. Me répéter que la littérature est un sport, que tout y dépend de la méthode, qu'on appelle aujourd'hui l'entraînement. Aucun danger de dépasser les limites.

Pas assez sorti : il faut voir les gens pour les remettre à la place qu'ils méritent. Trop dédaigné le journalisme, les petits embêtements, les pichenettes du sort. Pas assez lu de littérature grecque, pas assez de latin. Pas assez fait d'armes ou de bicyclette : en faire jusqu'au dégoût. Le travail cérébral paraît ensuite une espèce de salut dans un couvent où l'on peut mourir.

De plus en plus égoïste : rien à faire. Rechercher les apparences, tâcher de n'avoir de bonheur qu'à rendre les autres heureux. Eu trop peur d'admirer livres ou actions. Quelle manie, de dire des mots d'esprit aux gens quand on voudrait les embrasser ! Trop demandé à mes amis, hypocritement, des éloges de Poil de carotte. Laisser faire, la chose faite. Le bon qu'on attendait n'arrive pas, mais celui qu'on n'attendait pas arrive. Il y a une justice, mais celui qui la rend batifole. C'est un juge jovial, qui se moque de nous, nous attrape, mais qui, tout pesé, ne se trompe jamais.

Trop mangé, trop dormi, eu trop peur de l'orage. Trop dépensé : il s'agit, non pas de gagner beaucoup d'argent, mais de dépenser peu.

Trop méprisé l'avis d'autrui dans les questions graves, trop consulté autrui dans les frivoles. Faut-il sortir avec ce pardessus, mettre mon chapeau de forme ? Il va pleuvoir, mais je ne prendrai pas mon parapluie, parce que j'ai une belle canne et que je veux qu'on la voie.

M'être trop réjoui en m'apitoyant sur le malheur des autres. Pris un air d'homme sûr de lui. Trop fait le petit garçon avec mes maîtres et, avec les plus jeunes que moi, le bon grand homme qui ne fait pas exprès d'avoir du génie.

Trop regardé aux kiosques pour voir si l'on me reproduisait, trop lu les journaux pour y trouver mon nom cité. Trop envoyé, trop dédicacé de livres, pardonnant aux critiques, par un brusque attendrissement, le bien qu'ils m'avaient fait en ne disant de moi ni bien, ni mal.

Trop aimé mes enfants par pose de bon papa, trop étalé l'indifférence de mon coeur à l'égard de ma famille. M'être trop attendri sur les pauvres, auxquels je ne donne rien sous prétexte qu'on ne sait jamais.

Trop conseillé aux autres ce que je devinais qu'il fallait leur conseiller pour leur faire plaisir. Aimé trop de choses pour les autres, et non pour moi-même. Trop parlé de moi, oh ! oui, trop, trop ! Trop parlé de Pascal, Montaigne, Shakespeare, et pas assez lu Shakespeare, Montaigne, Pascal.

Trop dit à mes amis : « Si je meurs avant vous, je vous demande de m'enterrer à Chitry-les-Mines, et, sur ma tombe, vous mettrez un petit buste avec les titres de mes ouvrages, simplement, rien que ça. » Puis, brusquement : « D'ailleurs, je vous enterrerai tous. »

M'être trop noirci quand je savais qu'on allait protester, avoir trop flatté pour qu'on me flatte.

Je ne suis qu'un misérable, je le sais. Je n'en suis pas plus fier. Je le sais, et je continuerai

Au théâtre, trop remué la tête de droite et de gauche, comme un bouvreuil, pour faire déjà des agaceries à ma jeune gloire. Revenu toujours trop vite sur mes impressions. Trop lu les articles de Coppée pour me prouver que je suis plus malin que lui.

Et je me frappe la poitrine, et, à la fin, je me dis : « Entrez ! », et je me reçois très bien, déjà pardonné. Trop vanté les petites revues que je n'ouvre jamais, et trop méprisé les journaux dont je lis quatre ou cinq chaque jour. Trop parlé de ma génération, et trop caché l'âge que j'ai. Trop parlé de Barrès et pas assez « écrit » son nom.

Trop bu de chartreuse.

Trop dit : « le bien que je pense... » au lieu de : « le mal que je pense... ».

3 janvier.

-- « Quand je serai grande », dit Baïe, « j'aurai pas de maman et je boirai de la goutte ».

Le vieux naturaliste étudie les moeurs et le travail des fourmis dans ses jambes.

Capus, l'ex-boulevardier, le sceptique, etc. Tâche de gagner beaucoup d'argent pour le donner à son frère qui est sans place, marié, papa, et qui a une belle-mère. (Voir leur odyssée dans Années d'aventures.) Il est tout près d'avoir eu un article de Muhlfeld dans La Revue blanche.

-- Voilà, dit-il, que je pénètre enfin dans le vrai milieu littéraire, celui de La Revue Blanche et du Mercure de France. J'avais commencé par le vrai public. Vous, vous faites l'inverse.

-- Oui, dis-je, mais le grand public me laisse encore de côté.

Tout fier aussi d'être au Figaro et que M. de Rodays l'appelle cher maître.

Il m'emmène dans son cabinet de travail où il écrit en un quart d'heure son Graindorge qu'il envoie par son groom à L'Écho de Paris. Il écrit quelquefois de haut sur une planche qu'il a sous le nez, à cause de sa myopie. Parmi ses livres, je vois du Taine, de l'Herbert Spencer et les études de Brunetière sur Bossuet.

15 janvier.

Visite au Jardin d'acclimatation.

Des phoques se poussent gauchement des coudes, petites oreilles pincées, leur gueule rose plantée de chicots noirs.

De toutes petites perruches comme les épingles de cravate qui chantent.

Les sorties de bal des hamadryas, leur manière d'éplucher des pommes de terre froides, et leur hurlement subit et prolongé à pleine gueule ouverte.

18 janvier.

Un bon mot vaut mieux qu'un mauvais livre.

19 janvier.

Le Désert. -- Pierre Loti, comptez-moi parmi vos frères de rêve, de doute et d'angoisse. Me voilà : marchez devant moi, je vous suis.

Est-ce qu'on ne va pas bientôt s'asseoir ? Est-ce qu'on ne va pas bientôt arriver ? Tapez un peu sur le chameau.

Toi qui portes un vrai costume d'Arabe, je te suivrai dans ma robe de chambre.

Cheminé... Cheminé... Mais pourquoi n'avez-vous pas joint une carte à votre livre ? Il me faut garder sous les yeux mon petit atlas de poche.

Arrivés... Arrivés... enfin... enfin.

Arrêtons-nous, hommes de la tente. L'homme des maisons de pierre s'exaspère.

Comment se fait-il donc qu'on connaisse toutes les bonnes actions discrètes ?

On tira des coups de fusil dans sa fosse pour lui rendre les honneurs militaires.

-- Mais ils vont le tuer ! criait la mère.

21 janvier.

L'air où je vis est tout gris.

28 janvier.

Voyage à Bologne. -- Tous ces petits villages sous la neige, comme enveloppés de fourrures blanches.

Il y avait quelques toilettes, la demoiselle du sous-préfet beaucoup de vides et, au parterre, quelques spectateurs qui changeaient à chaque instant de banquettes, en crachant.

On me disait : « Comment le trouvez-vous, notre petit théâtre ? »

-- Oh ! très gentil. On n'en voit pas beaucoup comme ça en province. M. Repin avait un grand col aux cornes menaçantes, Gaillardon, un petit gilet de couleur et un chapeau de soie dorée. Henriette était plus grande que Marie, et la servante, décolletée, portait de gros sabots blancs avec de la paille qui sortait, qui sortait !...

Et toujours Docquois me répétait qu'il n'avait que ça, mais qu'il avait sûrement le sens du théâtre, que La Demande était très scénique, et que, Pour la Couronne, c'était d'un art qui avait déjà des cheveux blancs.

Or, il arriva que nos acteurs n'avaient pas mangé aux répétitions et, pour faire honneur aux auteurs parisiens, le jeune et intelligent directeur fit servir, le soir de la première, - la dernière - un repas copieux. D'abord, du vrai vermout, puis de la vraie soupe, du vrai ragoût, de l'omelette vraie, puis du café et du cognac. Et ils mangeaient des mots, ils ne savaient plus que dire. Ils se voyaient au souper de la centième, et, de temps en temps, on entendait : « Passez-moi le sel. » Et le souffleur, jaloux, soufflait comme une sirène, mais inutilement.

Un tuyau du calorifère avait crevé, et ça empestait le charbon.

Et, comme c'était une représentation au bénéfice d'une oeuvre anglaise, il n'y avait que des Anglais qui ne comprenaient pas un mot et attendaient Miss Helyett.

On joua d'abord l'hymne russe, l'hymne anglais et La Marseillaise.

Un monsieur, auteur dramatique du pays, nous dit que c'était une belle tranche de vie, qu'il connaissait ça, que c'était du bon Théâtre libre, mais que ça ne prendrait pas.

Le petit homme disait : « Ma petite femme », et la petite femme disait : « Mon petit homme. » En hiver, ils mangeaient dans la cuisine sur une grande table en bois blanc, auprès d'un fourneau admirable d'éclat, soigné, frotté, relié ! Et, le matin, ils mangeaient des bonnes pommes de terre avec du veau dans son jus, et, le soir, ils remangeaient du veau froid avec de la salade huilée et juteuse. Le petit homme était photographe : il faut bien vivre, mais il troussait des articles et les lisait à sa petite femme avant de les envoyer au journal de la ville. Il avait aussi été ténor pendant quatre ans. C'est si amusant, de voyager ! Il n'avait pas une forte voix : il avait une voix juste. Sans se croire un phénix, il avait conscience de sa petite valeur, et l'idée ne lui entrait pas dans la tête qu'un jour il pût être sifflé. Ça lui arriva à Cherbourg. Il y jouait depuis quatre mois. Il semblait être aimé du public, quand des officiers, des brutes... Ce fut fini. P'tit homme se sentit cassé. Il eut une maladie d'estomac et ne joua plus.

Maintenant, il ne fait plus que de la photographie. Pourtant, il fait autre chose : un eczéma. C'est son malheur. Ça l'a pris on ne sait comment. Toujours la vermine l'a adoré. S'il y avait une puce sur un chien, c'était pour lui. Mais est-ce de la vermine, l'eczéma, ou est-ce que ça vient du sang ? Il a pris des dépuratifs : rien n'y fait. Il s'enduit de pâtes. Parfois, résigné, il ne s'en occupe plus, et ça disparaît, mais ça revient avant qu'il n'ait eu le temps de se réjouir. Il ne fait que se regarder dans la glace.

-- Avez-vous remarqué, dit-il, quand vous êtes entré, que je ne vous ai pas tendu une main fraternelle ?

Il n'ose plus rectifier les têtes de ses clients. Il s'approche, avec des mains lépreuses, d'une demoiselle pour lui placer la tête : elle recule et fait la moue. Les yeux enflammés, il répète : « C'est dégoûtant ! » Pour se réhabiliter, il ajoute : « Par exemple, quand on a ça, on n'a pas autre chose. Ainsi, j'avais une maladie d'estomac : elle est partie. Me voilà garanti contre n'importe quoi. » Et il cite Raspail.

Raspail commence à faire autorité dans les provinces.

29 janvier.

Pâle, comme si elle se nourrissait de neige.

31 janvier.

Hier soir, entre Capus, Muhlfeld et moi, la conversation a roulé - au risque de les aplatir un peu - sur l'extraordinaire habileté marchande des P... et des V... Ils offrent des volumes dédicacés même aux petites vendeuses des gares. Ils sont du dernier bien avec Achille. Ils font des voyages en Allemagne, en Angleterre, en Danemark même, pour surveiller la vente, etc., etc. Et ils envoient aux critiques des exemplaires sur vélin avec marge.

Le mal, c'est qu'ils donnent aux éditeurs des habitudes d'indifférence. Confiant en son auteur, l'éditeur ne s'occupe plus de rien.

1er février.

Comme la neige serait monotone si Dieu n'avait créé les corbeaux !

J'aime à sortir par ces temps froids où il n'y a de monde, dans les rues, que le strict nécessaire.

3 février.

Mme Adam. Je la voyais moins jeune. Parle de son rôle, dit « Gallifet et moi ». Voit parmi nous une vingtaine de jeunes qui peuvent l'aider à reprendre l'Alsace et la Lorraine. Se plaint du lâchage d'anciens collaborateurs. En veut à la Revue de Paris et s'excite à rire de mes anecdotes pointues sur Ganderax.

Je me présente à Bauër. Il est gros, plein d'art et revenu de tout. Il me dit que je l'irrite. Il ajoute : « C'est ce qu'il faut. » Il défend mollement Strindberg et fait la roue en parlant du Plaidoyer d'un fou que Strindberg lui a dédié. Mais que nous aimons donc Ibsen ! voilà le grand.

Quant à la foule, le peuple, il ne l'aime plus.

Abîme entre l'artiste et les masses. Il est revenu de tous ces bas-fonds.

Il faut tout de même se forcer pour admirer Rochefort. Toute sa tableauterie me dégoûte. Ce richard qui bougonne, ça devient une scie déplaisante. On peut dire de lui, banalement, qu'il a passé toute sa vie à vouloir se rendre intéressant.

4 février.

Hier soir, cherché un nom pour notre maison de Chaumot On choisit la Gloriette, qui signifie petite maison de plaisance, et aussi parce que c'est un diminutif de gloire et que « Gloriette » engage, oblige un homme de lettres.

L'Herbe. Je veux tâcher de mettre un village dans un livre, de l'y mettre tout entier, depuis le maire jusqu'au cochon. Et ceux-là comprendront la beauté du titre qui ont entendu un paysan dire : « L'herbe pousse », ou : « C'est un beau temps pour l'herbe », ou : « Il n'y a plus d'herbe. »

Ils ont de grosses têtes, comme des bûches, avec des noeuds qui m'écorchent et que je ne sais par quelles cornes prendre.

J'ai acheté cette maison pour être heureux. Papon, que je rencontre, me dit :

-- Ah ! vous avez l'air heureux, vous.

Et je lui réponds :

-- Mon brave Papon, je n'en ai pas que l'air : je le suis.

-- C'est parce que vous avez eu de la chance me dit-il. Vous êtes bien tombé.

Et il s'éloigne. S'il avait raison ! Si j'étais seulement bien tombé, moi qui m'imagine avoir créé mon bonheur moi-même par mon application, ma persévérance, mon sens de la vie, disons-le : par mon intelligence ! Si je n'étais que bien tombé !

De loin, mes amis, je vous juge. Toi, tu veux gagner beaucoup d'argent ; toi, puérilement dominer et tu désires une gloire en gros ; toi, tu t'écartes de façon qu'on te voie t'écarter ; toi, tu passes ta littérature à écrire du mal d'un monde où tu ne peux t'empêcher d'aller. Oh ! vous êtes tous très remarquables. Vous êtes de beaux cerveaux, mais vous avez des buts comiques, et je ris bien, sur ma butte.

Il faut le strict nécessaire, et il faut ne s'en écarter ni en dedans, ni en dehors : en dehors, c'est de la sottise, en dedans, c'est de l'orgueil.

Je me fais nommer maire et je me dis : « Il y a cent personnes autour de moi. Je peux les rendre heureuses. Imitez-moi. Que chacun de vous en fasse autant. Je commence. » Le principal personnage de mon livre, le héros, c'est le bonheur. C'est à lui qu'il faut s'intéresser, souhaitez qu'il ne vienne pas à la fin.

De ma fenêtre, je vois le canal, la rivière, des bois. Je ne veux rien mépriser, et, si je pouvais faire consciencieusement de la politique, je le jure, mon cher Barrès, j'en ferais.

6 février.

Tout petit, je passais pour une mauvaise tête. Il faut maintenant que, dans mon cher pays, je me fasse une réputation de bonté.

8 février.

Le ver à soie file un mauvais cocon.

La neige tourbillonne comme une Loïe Fuller. Ses râclures de corne. Il ne reste sur les champs que des morceaux de neige déchirés. Une bourrasque : elle tombe horizontale.

Le bruit de mort d'un tombereau qui roule sur la terre gelée. Ces hommes qui travaillent dans la neige ont l'air de s'être frottés contre un mur. Un temps où les bouillottes sont enviées.

9 février.

L'ami qu'on rencontre et qu'on hésite à tutoyer, et la petite comédie à deux qu'on joue.

-- Voyons, Bernard, dit Natanson, donnez-nous une nouvelle pour le prochain numéro de La Revue blanche. Je compte sur vous, n'est-ce pas ?

-- Bien, bien. Quand faudra-t-il venir vous essayer ça ?

11 février.

La chaleur légère, ailée, d'un feu de bois.

12 février.

Il y a les bons écrivains, et les grands. Soyons les bons.

Dans les salles de rédaction, il me semble que je perds mon temps sous moi.

13 février.

Hier, Rod me racontait la lamentable odyssée de Duchosal à Paris. Comment ce cul-de-jatte manchot a-t-il pu y arriver et y circuler ? En se traînant. Il est allé voir Rod à Auteuil, et, dit Rod, il n'a fait que tousser, cracher et se moucher dans sa serviette. Et, comme un autre sourd était venu de Genève à Paris (ils ont tous la manie de quitter Genève, dit le Genevois Rod). Duchosal a eu un mot sublime dit encore Rod : « Comment peut-il venir à Paris, lui un infirme ! » Et le pauvre Duchosal comptait sur des arcs de triomphe, lançait de tous côtés des télégrammes : « Je suis à Paris. Je vous attends à l'hotel de... » Mais ses amis le fuyaient comme la peste.

Oui : le conte que j'écris existe, écrit d'une façon absolument parfaite, quelque part, dans l'air. Il ne s'agit pour moi que de le trouver -- et de le copier.

Mon Éloi : c'est une sorte de Don Quichotte de chambre.

On ne peut guérir du mal d'écrire que pour tomber réellement, mortellement malade, et mourir.

Léon Blum me dit :

-- Je ne voudrais pas que vous vous méprissiez sur ce que je pense de vous. Mais je ne saurais, sans barboter... Tenez, déjà je barbote !

Il dit qu'il a surpris une de ses bonnes apprenant par coeur Volupté, de Sainte-Beuve, qu'elle avait pris dans sa bibliothèque. Il dut lui donner le livre.

-- La scène du don a dû être émouvante, dit Tristan Bernard

Paul Adam dit qu'une de ses bonnes lisait du Poictevin, et qu'il a reçu des tas de lettres d'ouvriers, de huit pages, etc. Mais A. Natanson coupe les paroles de tous, comme des betteraves.

Achille et Don Quichotte sont, Dieu merci, assez connus, pour que nous nous dispensions de lire Homère et Cervantès.


14 février.

Baïe a rêvé d'un éléphant qui avait de belles bottines,

En littérature, il faut arriver doucement, de peur d'attraper un chaud et froid.

Le vrai ne se distingue du faux, en littérature, que comme les fleurs naturelles des artificielles : par une espèce d'inimitable odeur.

16 février.

La première fois que je rencontrai Mme Séverine, tout de suite, sans dire un mot, nous prenant les mains, nous nous mîmes à pleurer.

Il faut être honnête et modeste, mais il faut dire qu'on l'est.

Ce que devient le mot cochon dans la bouche d'une jolie femme.

18 février.

Les éditeurs si gentils quand on ne publie pas chez eux.

C'est l'heure où sortent des ateliers de petits modèles à suivre.

19 février.

On n'est rien avant trente ans, trente-cinq ans, et je m'aperçois qu'il faut toujours reculer la date.

Toulouse-Lautrec. Plus on le voit, et plus il grandit. Il finit par être d'une taille au-dessous de la moyenne.

Oh ! le joli mot ! Il faut mettre ça quelque part. Il fait tant de jolis mots qu'il ne sait plus où les mettre.

20 février.

Il prend à la conversation la part du lion.

23 février.

Il faudrait, pour meubler ce grand salon, lâcher deux ou trois petits éléphants qui se promèneraient en tous sens.

Ça dura vingt-cinq ans, montre en main.

Un petit particulier humain m'intéresse plus que l'humain général.

24 février.

-- Hier, dîner de La Nouvelle Revue, sous la présidence de Mme Adam fausse, en général de Galliffet. Et des gens qui prononcent gravement ces deux mots : économie politique. On propose de signer une pétition pour faire décorer d'Esparbès.

Une belle dame qui a l'air du buste de la République des Lettres. Silence ! Il va tomber de la neige. Quand on veut embrasser cette femme froide, on a l'air de vouloir écarter de la neige.

Je n'aime à parler qu'avec des gens plus grands que moi et dont la bouche me dépasse, parce qu'ainsi les odeurs montent.

-- Oh ! Vos pages courtes ont un succès !... dit Mme Adam, avec l'air d'ajouter : « Oui, mais ce n'est tout de même pas ça qui va nous rendre l'Alsace et la Lorraine ! »

Mauclair avec une petite moustache blonde. L'ancien ministre Bourgeois arrive avec sa rosette et une redingote. Edmond Aman-Jean, avec une tête qui a déraillé.

-- Avez-vous reçu mon livre ? dit-il.

-- Lequel ? dit Mauclair. Vous en publiez trente-six.

Le député Étienne Dejean me dit :

-- Nous devons être du même âge.

Il se trouve qu'il n'a que dix ans de plus que moi. J'ai tant souffert !

25 février

Aux paysans qui lui demandent si tel endroit de Paris est loin de tel autre, papa répond : « Peuh ! Il n'y a que la rivière à passer. »

A La Nouvelle Revue où l'on nous paie dix francs nos fantaisies. Tristan Bernard, vexé, signe sur les reçus avec un petit b.

28 février.

Passé à la Morgue aujourd'hui après déjeuner. Vu trois nobles cadavres, bien arrangés sous leur couverture notre et numérotés. La bouche ouverte, la barbe et les cheveux peignés, ils ont l'air de dormir. Ils ont seulement l'air de trop dormir, sans respirer. Ils sont vraiment très bien, beaucoup mieux que leurs photographies qu'on voit à la porte : ce n'est pas vivant.

2 mars.

Hier soir, banquet d'Edmond de Goncourt. -- D'abord, on peut envoyer un télégramme d'excuses. Economie : 12 francs. Et puis, le télégramme est lu au dessert. Ainsi, l'on se tire de la foule.

En entrant, j'aperçois un beau jeune garçon frisé, lingé, pommade, peint et poudré : « C'est Lucien Daudet. » Il parle avec une petite voix de poche de gilet. Jean Lorrain, avec des mèches blanches et une paupière tombante. Marcel Schwob, qui se fait maintenant une tête, laisse pousser ses cheveux, ceux qui veulent ; mais il a derrière le crâne une place nue. Il a l'air de sortir d'un de ses contes.

Jean Dolent couvert de miettes. Nous parlons du travail pour le travail, et il se met en fureur contre les gens qui disent : « Oh ! Dolent n'a pas de besoins. » -- Quand je voyage avec mon ami Carrière et que nous faisons un détour pour économiser cent francs, ça nous chagrine. J'ai de quoi manger parce que je modère mes appétits. L'artiste, c'est celui qui n'a pas de but, qui n'est préoccupé que de son art, et non point de femmes, d'argent, de situation mondaine. Et l'artiste est celui qui dédaigne les compliments, parce que personne ne le connaît comme il se connaît.

Tissot me présente Georges Lecomte et lui dit : « Voilà un homme heureux ! »

Et Fèvre qui fait la moue parce que je lui dis qu'il ressemble à un certain Pontsevrez, et Georges Moreau, directeur de La Revue encyclopédique, qui vient à moi et me reconnaît d'après un portrait paru dans La Plume. A ma gauche, un monsieur qui se rappelle m'avoir vu chez Léon Daudet, ou dans une gare en costume de voyage : il ne sait pas bien. Il confond avec Rochefort, retour de Londres. Il est sourd, et il me parle avec une toute petite voix de religieuse, de sorte que c'est moi qui lui semble être le sourd.

-- On ne vous voit pas souvent, me dit Goncourt.

-- Mon cher maître, c'est pure discrétion.

-- Eh ! bien, c'est bête.

-- Voilà un mot qui me plaît.

Il est beau, notre vieux maître. Il est ému, et, quand on lui serre la main, on la sent molle, et ballottante, comme pleine de l'eau de son émotion.

Il y a, devant lui, sur la table, un superbe gâteau monté, dont on dirait l'Académie des Goncourt réalisée, en modèle réduit, par un pâtissier.

Comment ! C'est ça, le grand Clemenceau, ce monsieur qui parle d'une voix saccadée, une main dans la poche, et qui vous sort une vieille phraséologie ? Ce scalpel ne servait-il pas déjà à couper la carotide aux mammouths ? Dieu ! que ces gens-là sont loin de nous ! « Bon ouvrier... République sociale... » Zut ! Zut ! Monsieur, vous êtes chez des hommes de lettres, et vous nous prenez pour des électeurs. Ne sentez-vous pas notre déception, et un peu notre dédain ? Quelques-uns de vos amis disent que vous improvisez.

Et puis, Zola nous raconte ses petites affaires. Ah ! le vieux bûcheron bûcheronne toujours. Enfin, Daudet, restant assis, lit à Goncourt son petit devoir d'amitié. Il a bien l'air de l'écolier penché sur sa table, sur sa feuille de papier tremblante, sous l'oeil sévère du maître. Et pourtant, je l'affirme, toute notre sympathie allait à eux quand, durant nos bravos et tandis que nos mains battaient, Goncourt et Daudet se serraient les leurs sous la table.

Très bien, Poincaré, avec sa figure anguleuse et volontaire, son front gouvernemental. Il dit le mot juste. Il est modeste. Il diminue l'État, il s'excuse en l'honneur de la littérature. Et cela lui permet, à lui, jeune ministre de trente-cinq ans, d'être assis sans ridicule, sans que nous nous révoltions, à la droite d'un de nos maîtres qui a plus de soixante-dix ans et qui seulement à cet âge est mis à sa place, au premier rang.

Et Barrès, avec sa tête de grand-duc déplumé, le regarde, le jeune ministre, applaudit même, Barrès dont le nez s'allonge jusqu'à former un angle aigu avec la ligne de la bouche et du menton. Je le félicite de sa dernière incarnation, et il sourit.

Georges Hugo, plein de santé, qui se porte comme un alexandrin de son grand-père.

Il y a des Japonais, qui ont l'air de petits charbonniers juifs. Il y a des Anglais, qui ont l'air d'Oscar Wilde traduit en français. Il y a un petit Américain estropié, qui a fondé un journal à douze ans, et trente mille petites filles se sont abonnées.

Et il n'y a pas François Coppée, qui est malade et mourra peut-être de ce banquet. Et il y a Willette, avec sa tête de Louis-Philippe avant la gloire. Et il y a Huret, avec sa tête de grand jars prêt à siffler.

Le grand hall se vide. Un riche original pourrait s'y offrir un banquet, tout seul à lui tout seul, avec les plats qu'on a économisés grâce à ces discours. Quand on parlait de La Fille Élisa, les garçons dressaient l'oreille comme si elle allait entrer. Et Goncourt a dû faire cette réflexion avant de se coucher : « Vraiment, puisqu'ils sont si gentils, Je vais encore leur donner un volume de mon Journal avant de mourir. »

Et, moi, j'avais envie d'aller tout de suite à n'importe quelle distribution de prix, prononcer mon premier discours. Mes gestes marchaient tout seuls et ma voix donnait d'elle-même.

Oui ! je suis heureux, ce soir, parce que quelques hommes de goût m'ont témoigné leur admiration. Mais demain ?

La joie, peut-être, d'un grand homme qui devine que ses enfants ne seront rien.

Le bois du foyer bouge comme si la chaleur y faisait remuer des bêtes endormies.

5 mars.

Il a la manie de vous mettre sous le nez des phrases de Mallarmé, et de dire : « Lisez-moi ca ! » On lit, on a lu, et on reste muet (heureusement !) d'admiration.

5 mars.

Éloi a nettement conscience de son énorme vanité ; mais il espère qu'à force de volonté il la réduira au minimum de ridicule, et qu'à force de talent il la fera passer par-dessus le marché.

Chez Jean Veber. Comment ! C'est ce monsieur qui est debout, une jambe à cheval sur une chaise, et qui se dandine, et qui bavarde, qui ne pense pas uniquement à ce qu'il fait, qui voudrait me faire ressemblant ?

Et il ne veut pas avoir l'air de s'appliquer. Sa première esquisse est manquée. Sa jeune femme, qu'il consulte, ne le lui cache pas. Il recommence, et elle est là, près de lui, toute petite et se haussant. Elle le guide. On dirait qu'elle apprend à dessiner à un enfant. Elle lui dit : « L'oeil plus perçant. Tu plisses trop le front. Les sourcils sont moins noirs. Pince un peu la bouche ! » Et il répond : « C'est vrai, c'est vrai. » Ah ! madame, ce que je verrai de bien, signé Jean Veber, je dirai que c'est vous qui l'avez fait.

Ils affirment qu'ils sont heureux. Elle ne bouge pas. Elle porte une longue chaîne sur sa robe qui lui monte jusqu'au cou.

En préparation, des culs-de-jatte qui s'arrachent un louis d'or, par terre, dans des flaques de sang. Au mur, des croquis de Barrès en singe, en hideux oiseaux : corbeau ou chouette. Emballement sur Willette. Lautrec dessine admirablement. Vallotton, borné, manque d'imprévu.

7 mars.

Chez Pottecher, à Bellevue, Claudel nous lit sa traduction littérale de l'Agamemnon d'Eschyle. Il s'est d'abord fait prier assez modestement, puis il commence, de sa voix de machine à parler, et ses lèvres s'ouvrent comme des éclairs de chaleur. Sa tête est d'un ton cendré. Il a l'air d'avoir brûlé. Il admire ou déteste avec gaminerie. Il dit :

-- Il n'y a rien de plus beau au monde que le théâtre chinois. Quand on a vu ça, on ne peut plus rien voir.

Puis il nous lit une correction de Tête d'or, qu'il refera toute sa vie.

-- Vous avez raison, lui dis-je. Nous devrions, chaque année, au printemps, passer un mois à corriger notre oeuvre.

Je lui dis qu'il se grise d'images, et qu'il ne faut confondre l'image vaguement belle avec l'image exacte, bien supérieure.

Il trouve que Boileau est un grand poëte pittoresque, et le seul qui ait su faire le vers.

La certitude de n'être pas seul qui console même dans un cimetière.

10 mars.

Mon pays, c'est où passent les plus beaux nuages.

Et Dante qui s'évanouit à chaque instant.

12 mars.

Comme nous apprenions coup sur coup plusieurs morts, elle ne manqua pas de dire : « Crois-tu qu'on décanille, hein ? »

13 mars.

Nous avons bavardé plus de cinq heures, et il ne m'en reste rien. Nous méprisions tantôt l'argent, tantôt le travail qui ne rapporte pas. Je disais : « J'aime la solitude », et Claudel me répondait : « Vous ne savez pas ce que c'est que la solitude. Moi, je l'ai connue dans un désert d'Amérique, à 80 kilomètres de Boston, où mon ami le violoniste composa un air où le désert était tout entier. »

Ce qu'il y eut de mieux, ce furent quelques phrases de La Bruyère que nous lut Claudel. Elles nous donnèrent l'impression que nous ne lisons jamais La Bruyère. Et Claudel parle de tuer en lui toute création, toute inspiration. Déjà, il ne lui consacre plus qu'une heure par jour, et, tandis qu'il passe d'une conviction à une autre, son visage joue tout un orage.

-- Dans la métaphore, dit-il, le premier terme de la comparaison disparaît. Dans l'image, les deux termes subsistent et ne sont qu'ajoutés l'un à l'autre.

Et il parle des Indiens qui imitent avec la bouche le bruit d'un insecte qui ronge le bois, et qui passent de longs mois à chercher une formule de trois ou quatre vers pour incanter une rivière, et qui considèrent le lapin, déjà si troublant chez nous, comme un grand magicien.

Claudel, l'auteur de Tête d'or, et de La Ville, qui passe parmi nous pour un homme de génie, et qui est vice-consul à New York, à Boston, en Chine, etc., reste au bureau par devoir, fait des rapports par devoir, au point même qu'il en fait qu'on ne lui demande pas.

-- Je suis payé, dit-il simplement. Je tâche de gagner mon argent.

Ce soir, au cirque, un dompteur montrait à la fois des poules, des renards et des chiens. Les renards s'avançaient amicalement vers les poules : c'était le progrès. Les poules n'avaient pas l'air trop rassuré : c'était la routine. Grâce aux chiens pacificateurs, tout allait bien : c'était la civilisation.

Un classique est un écrivain qui veille sur la tradition.

15 mars.

Le petit frisson avant-coureur d'une belle phrase qui vient.

Je voudrais, oui, je voudrais aussi qu'elle allât un peu à la messe. Ça ne me déplairait pas. Elle y montrerait sa toilette. Elle serait la plus belle. Elle ne prierait pas Dieu sottement comme une dévote inintelligente. Elle lui sourirait, lui ferait bon visage, avec l'air de dire : « Vous savez ? Si vous existez, tant mieux. Je le souhaite, mais vous ne me faites pas peur. Je vous aime sans trembler. » Elle n'irait pas aux vêpres : c'est trop froid.

16 mars.

Hier, été pour la première fois de ma vie à l'Opéra.

Jean Grave, un ouvrier à figure intelligente et douce. Naturellement, il fonde un journal. Il a déjà les 300 francs du premier numéro. Il me raconte qu'un propriétaire a cédé à quelques socialistes un hectare de terrain en pleine campagne. Ils le feront clore, y mettront quelques animaux et, sans travailler, y vivront « des fruits de la terre ». Ils se vêtiront des peaux de leurs bêtes, etc., etc., et les bêtes vivront écorchées. Pourvu que tout cela ne finisse pas mal, aux Folies-Bergère.

19 mars.

-- Oh ! maintenant, dit Rod, auteur pour institutrices, je n'ai plus de prétentions.

-- Il ne vous reste que celle de ne plus en avoir.

Chez Claudel, dîner et soirée fantômatique. Sa soeur me dit :

-- Vous me faites peur, Mr. Renard. Vous me ridiculiserez dans un de vos livres.

Son visage poudré ne s'anime que par les yeux et la bouche. Quelquefois, il semble mort. Elle hait la musique, le dit tout haut comme elle le pense, et son frère rage, le nez dans son assiette, et on sent ses mains se contracter de colère et ses jambes trembler sous la table.

Atelier traversé de poutres, avec des lanternes suspendues par des ficelles. Nous les allumons. Des portes d'armoires que Mlle Claudel a plaquées contre le mur. Des chandeliers où la bougie se plante sur une pointe de fer et qui peuvent servir de poignards, et des ébauches qui dorment sous leur linge. Et ce groupe de la valse où le couple semble vouloir se coucher et finir la danse par l'amour.

Je n'ai pas entendu un mot de ce que disait la mère. Et, pourtant, à chacune de nos paroles elle répondait, faisait sa petite réflexion pour elle seule, ou poussait un soupir.

Et le musicien qui a vécu deux ans avec Claudel, et qui vient seulement d'apprendre que Claudel est un littérateur ! Presque un vieillard, aux cheveux rares, sans crâne, et doux, et bien élevé, qui vous serre les mains comme s'il voulait d'un seul coup prendre possession de toute votre sympathie. Il ne se fait pas prier pour jouer. Il attendait. Son violon dort au chaud dans des coussins brodés de palmes. Et il joue sans pose, les yeux fermés. Après un morceau, il dit : « Qu'est-ce que je vais vous jouer maintenant ? » Quand visiblement nous sommes un peu las, il dit : « Faut-il le remettre ? », avec un air de dire : « Il faut donc le remettre ! »

Comparaison entre la musique et la littérature. Ces gens voudraient nous faire croire que leurs émotions sont plus complètes que les nôtres. Nous éprouvons tout ce que vous éprouvez, plus... Plus quoi ? Un petit plaisir sensuel, la griserie que donnerait un verre d'alcool. J'ai peine à croire que ce petit bonhomme à peine vivant aille plus loin, dans la jouissance d'art, que Victor Hugo ou Lamartine, qui n'aimaient pas la musique.

On parle de Schwob, de ses cheveux à la pirate. Il ne voit plus aucun de nous. Et sa fureur parce que Mme Léon Daudet citait à table un vers de lui ! Et sa sourde haine parce que j'ai écrit Il faut qu'une porte soit fermée !...

-- Est-ce vrai, mademoiselle, qu'à Guernesey les rochers où s'est assis Victor Hugo sont marqués d'une croix verte ?

Et le roman ? Qui de nous oserait écrire un roman avec ces mots vidés de leurs sens : « Je t'aime » et « amour » ? Nous ne sommes capables que d'écrire un livre, c'est-à-dire de remplir un cahier et de vider un encrier pour notre santé intellectuelle.

Shakespeare ! Tu dis toujours Shakespeare ! Il y en a un en toi : trouve-le.

Aller parfois dans le monde pour avaler un verre de bile.

Un Japonais à la peau sans pli me dit que, d'abord, tous les Européens lui ont paru les mêmes et qu'il a mis longtemps à les individualiser.

-- Cependant, lui dis-je, nous sommes blonds, ou bruns, ou rouges, tandis que vous êtes tous jaunes et noirs.

-- Il vous paraît, dit-il.

Et, à Mlle Claudel qui avait collectionné quelques japonaiseries qu'elle admire de tout son coeur, il apprend qu'elle n'a là que de mauvaises copies de mauvaises choses de la décadence.

26 mars.

Les sillons, rides annuelles de la terre.

Schwob sait quelle est la partie la plus faible d'un livre et que c'est de celle-là surtout qu'il faut complimenter.

27 mars.

De son ronronnement, le chat accompagne le tic-tac de l'horloge ; c'est toute la musique de la chambre.

Pottecher m'emmène chez Goncourt. Il me semble que la maison a grandi. Eulalie vient nous ouvrir. Je crois bien qu'elle a un lorgnon. Elle a presque l'air d'une grande dame dont la fille épousera sûrement un homme de lettres. Goncourt, qui se reposait dans sa chambre, arrive, tout tassé. Il se plaint de l'influenza. Description de l'influenza. On ne sait pas ce que c'est. Description d'un feu de cheminée qu'Eulalie et sa fille ont éteint. Supériorité du feu de bois sur tout autre feu. Il a gelé l'autre soir en dînant chez Zola ; le dîner était d'ailleurs très bon. Le feu de bois n'a que l'inconvénient de faire trop de suie. Alors, le progrès ? Maintenant, on ne sait plus se chauffer. Et, même chez la princesse, les femmes sont obligées de mettre un fichu sur leurs épaules décolletées.

-- Et qu'est-ce que vous faites ?

Autrefois, on gagnait beaucoup moins. Aujourd'hui, la littérature nourrit son homme. Et encore !... Le plus fort, c'est Halévy qui, comme Michelet, édite ses livres à ses frais. Un artiste ne gagne jamais d'argent par son art, mais par ce qu'il sait mettre à côté. En ce sens, Daudet a beaucoup fait pour les artistes et pour lui-même. C'est lui qui fait nos traités. Ah ! si je n'avais pas d'enfants ! disent-ils. Mais un artiste ne doit pas avoir d'enfants. C'est une vieille opinion à moi. Avec mon frère, nous n'avions que 9 000 francs de rentes.

-- Tant qu'on n'aura pas trouvé de moyen de photographier la gloire, dis-je, l'artiste ne sera pas content. Et il lui restera de se plaindre que ce n'est pas bien venu.

Réflexions sur Sarcey. Zola, malgré tout son talent, ne comprend ni Lourdes, ni Rome, ni Paris. Ce sont là des sujets, non de romans, mais de fresques historiques.

Ne peut plus lire de livres d'imagination. Ne lit plus que des Mémoires : c'est là qu'il y a encore le moins de fausseté.

Si ému, le soir de son banquet, qu'il a gardé tout entière pour lui la corbeille de fleurs envoyée par Mme Mirbeau, et qui était composée de petits bouquets pour les invités de marque.

D'après Pottecher, il a eu beaucoup de maîtresses. A Vichy, il reçut une boîte avec une coccinelle dedans, et disait : « C'est une jolie femme qui l'a prise sur son cou et qui me l'envoie. »

29 mars.

-- On ne vous voit pas.

-- C'est pourtant vrai, oui. Ça me manque si peu !

Les chardons au poil de lapin.

31 mars.

Hier soir, dîner de La Nouvelle Revue. -- Georges Hugo, le masque et la carrure de son grand-père. Débute dans la littérature aujourd'hui même par les Récits d'un matelot. On pourrait remplir un petit volume de toutes les banalités que fera dire ce début. Nous dînons en face de Gerville-Réache, Rivet et Dejean, trois députés. J'entends un vieux, qui n'a plus de dents, dire : « Les hommes raffinés sont quelquefois durs. » Nous disons à Rivet que Barrès est le plus grand écrivain du siècle. Léon Daudet crie que Boileau est le plus grand poëte de tous les temps. Pan ! Pan ! Pan ! Et Georges Hugo dit que Léon Daudet a l'oeil le plus intelligent qu'il connaisse.

Une femme laide et décolletée parle de ses « petits écrits ».

2 avril.

Comme on se rencontre ! oui, on se rencontre, cornes en avant, comme les deux chèvres de La Fontaine sur leur étroite planche.

A Charles Maurras : « Je voudrais causer longuement avec vous de votre définition de Poil de carotte. Je ne puis, par cette lettre, que vous remercier d'avoir, pour la seconde fois, écrit, sur mon « sottisier », quelques lignes dont je suis très touché. Je n'y ajouterai qu'une réflexion, presque une légère protestation.

« Comme écrivain, je tâche de savoir me borner. Comme lecteur, je ne me borne pas. J'aime, croyez-le, beaucoup de choses que mes livres ne laissent point deviner. J'ai été fortement remué par les poëtes, et surtout par la prodigieuse abondance verbale de Victor Hugo. Y a-t-il réaction ? C'est possible. Il y a plutôt limitation. Au delà, je suis mal à l'aise, et je m'excuse en me persuadant que, pour faire bien, il faut que je fasse peu, et même petit. Mais, la tête relevée de mon établi où vous imaginez que je me contracte, je vous assure que je ne méprise personne et que je n'ai aucune peur d'admirer les plus grands. Et je me laisse même aller avec une douce détente.

« Vous voyez que cette lettre ne me suffirait pas. Sachez encore que j'ai barré de coups de crayon furieux, sur mon exemplaire d'En route, les mêmes phrases que vous soulignez. Vous voyez que le dégoût de ce trivial exaspérant nous est commun ».

7 avril

Puisqu'il y a l'homme du Nord et l'homme du Midi, n'y a-t-il pas aussi l'homme du Centre ?

Le putois sur la maison des Perreau. Tableau de nuit. Je n'ai plus le temps de regarder tout cela, d'avoir ces impressions troublantes et qui longtemps se répercutaient en moi, et me faisaient rentrer ma tête sous les draps.

Son livre de la vie fut in-75 ans.

9 avril.

Le docteur Gallmann, élégant Viennois à lunettes d'or vient me demander de lui indiquer, en deux lignes, ce que, du passé, je souhaiterais de voir revivre.

Il me dit qu'on ne connaît, de chaque littérature étrangère, que ses rapports avec la politique.

-- Chaque littérature, lui dis-je, a pour chariot sa politique.

Le mot lui plaît, et je sens qu'il le placera quelque part. Je lui écris :

-- Je ne désire rien du passé. Je ne compte plus sur l'avenir. Le présent me suffit. Je suis un homme heureux, car j'ai renoncé au bonheur.


10 avril.

Paul Hervieu, trente-huit ans. Il a maintenant la bonté large que donne le succès. Il ne dédaigne que..., qui ne sait ni écrire, ni construire, ni faire la scène. Mon admiration pour Capus le choque un peu. Il le met au rang des..., qui sont des hommes de tout l'esprit qu'on peut avoir, mais qui ne sont pas des poëtes. Le poëte est celui qui voit le drame et la comédie. On gagne à être connu. On perd à être trop connu. Pourquoi mépriser le grand monde ? C'est l'aboutissement d'une marche ascensionnelle. L'homme du monde est aussi intéressant que le mineur. D'ailleurs, on trouve tout même dans un morceau de silex.

Les cheveux abondants et bien divisés, menton rond, pommettes rondes.

13 avril.

Dans cette affaire Oscar Wilde, quelque chose de plus comique que l'indignation de toute l'Angleterre, c'est la pudibonderie de quelques Français que nous connaissons bien.

Écrire, c'est une façon de parler sans être interrompu.

La noix : ces deux minuscules tortues figées ; la tortue, cette moitié de grosse noix.

Derrière la fenêtre je vois une main qui coud. On dirait qu'elle vient chasser de la vitre une mouche obstinée, une buée qui se reforme, qu'elle relève une mèche de cheveux retombant toujours.

-- Les chevaux seraient bien plus beaux s'ils n'avaient pas de poils, dit Berthe, et s'ils portaient des tabliers rouges.

27 avril.

Visite de Barbusse. Grand, grand, figure rasée. Il compte sur des articles de Silvestre, de Coppée, de Gaston Deschamps. Ça fait vendre !

Il me fait l'honneur de dire qu'il préfère la prose aux vers.

Clichés. Encore un qui tenait l'Empire en échec du bout de sa plume ou de son crayon !

30 avril.

Rostand, un peu jeune, un peu vieux, un peu chauve, plein d'un joli talent dans sa Princesse lointaine, très au courant de L'Écornifleur et de Coquecigrues.

Vicaire, un Verlaine commun, dont les vers coulaient, hier, entre les bocks et les soucoupes, mous, mous.

Le petit théâtre minuscule où le spectateur choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer une de mes pièces.

-- Oui, mon cher ami, dit Courteline. Elle assistait à la répétition générale d'une pantomime, et, comme elle ne comprenait pas, elle disait à sa voisine : « Aujourd'hui, ce n'est qu'une répétition générale, mais ils parleront demain, à la première. »

8 mai.

Mallarmé. Il est tellement clair dans la conversation qu'après l'avoir lu on le trouve causeur banal. Il parle de Baudelaire et de ce que je fais. Malgré moi, je suis en glace. Impossible de dire un mot gentil. Si encore, il était velu comme un faune, je pourrais le caresser.

Jardin d'acclimatation. Les boutons de chemise des yeux des flamants roses.

Le casoar à casque, qui a des plumes comme un sanglier.

La selle de l'autruche relève.

Un bison tout sculpté, excepté les mâchoires qui remuent.

Un cygne noir au bec rouge, comme un prêtre qui se pique le nez.

Le lièvre de Russie mêle ses poils à l'herbe qui repousse.

Le bouquetin grave comme un moissonneur qui revient des champs et porte sur ses épaules une double faucille.

Le lapin bélier, noir ou blanc, dont le nez remue comme une paupière, aux oreilles lâches comme une cravate dénouée.

Mme Tola Dorian. Cheveux blancs sous perruque noire. Elle a encore un joli sourire au coin de la bouche. Tout en vert, elle offre au Mercure, comme tapis vert, sa robe de velours vert qu'elle déploie et relève pour montrer de riches dessous.

13 mai.

Mme Rostand devine d'instinct si une chose est bonne ou mauvaise. Elle ouvre un livre, lit deux pages, est fixée, et ne se trompe jamais. Seulement en vers. Dit qu'elle ne se connaît pas en prose. Elle aime aussi Renan. Leconte de Lisle l'aimait beaucoup. Elle l'aimait beaucoup aussi, mais pas son talent, ce qui la rendait malheureuse. Elle ne pouvait pas lui faire de compliments : c'était plus fort qu'elle. Elle a fait un volume de vers, oui. Elle n'en parle plus. Elle tâchera d'en retrouver un exemplaire pour moi. Elle ne s'emporte que dans les discussions littéraires. Elle ne peut pas se retenir : c'est encore plus fort qu'elle. Elle n'aime pas le vague. Elle aime les choses profondes et originales, extravagantes autant qu'on voudra, mais précises.

19 mai.

Les coqs à crête d'apoplectiques.

21 mai.

Ce qui fait le plus plaisir aux femmes, c'est une basse flatterie sur leur intelligence.

Dans son puits de science il n'avait pas d'eau fraîche.

24 mai.

Éloi n'aime pas à écrire une longue phrase. S'il était obligé d'en écrire une, il la disperserait, ligne par ligne, sur plusieurs petits morceaux de papier.

30 mai.

Prudence n'est que l'euphémisme de peur.

4 juin.

Tristan Bernard. Son premier soin, en arrivant à l'hôtel, est de demander s'il y a une dépêche pour lui, quoique personne ne sache son adresse. A table, il fait venir un de ces petits commissionnaires belges qui ont des blouses blanches de maçon, et lui donne un mot : « Prière de remettre au porteur toutes les dépêches et lettres adressées à M. Paul Bernard. »

-- Vous attendez quelque chose ?

-- Moi ? Rien.

Il s'achète une éponge et une petite terrine à fond vert pour se laver la barbe et le reste, et il finit par se laver dans la cuvette de l'hôtel.

Nous cherchons des ressemblances, et nous avons déjà trouvé le père de Paul Hervieu, quand je dis :

-- Tiens ? sur l'autre trottoir, Alphonse Allais.

Et Alphonse Allais lui-même se retourne et lève les bras au ciel. Il nous invite à déjeuner. Comme le garçon lui offre des pommes nouvelles :

-- Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, dit Allais.

Les demis de bière, on les appelle des gendarmes.

Léon Hamelle a déjà mangé un homard, plusieurs tranches de rosbif ; il demande des oeufs durs au garçon qui revient disant :

-- Monsieur, le buffet froid est fermé, et le chef est parti.

La nuit, et le matin de bonne heure, dans les rues, attelages de chiens qui font croire qu'un peuple de nains prend possession de la cité, vit et travaille pendant que dort la race des géants.

Bruxelles, c'est une capitale de province. Les bicyclistes y on